ce mois-ci, il est probable que vous ne me verrez pas avant cinq ou six mois. Aussi, j'ai pensé qu'il était temps de rédiger mes mémoires pour vous donner une vague idée de ma vie guerrière.
Ceci est donc le premier feuillet, les autres suivront. Embarquons à WEYMOUTH le 30 Juillet 1944 à 16 heures. Nuit au large des côtes, je dors sur le pont du LIBERTY SHIP.
Le 31, traversée du détroit par un temps splendide. Les cotes sont en vue vers 18 heures. Le bateau s'échoue sur une immense plage près de CARENTAN après avoir traversé un infernal enchevêtrement de bateaux.
Le 1er aout à 1 heure le SOISSONS roule sur la plage encore humide profitant de la marée basse. Au petit matin, nous traversons le premier village Français : Sainte-Mère-l'Eglise. C'est un monceau de ruines et je suis un peu ému de rouler sur la terre de France. Nous passons Saint-Sauveur le Vicomte, en ruine aussi, puis c'est le tour de la Haye-du-puits, rasée par les forteresses volantes. Les premiers FFI apparaissent. On campe un peu plus loin pendant trois jours. Le terrain porte des traces de terribles combats. Abondant matériel abandonné aussi bien Allemand qu'américain. Des tombes et des tombes fraîches et des cadavres en putréfaction. Les paysans nous accueillent avec impassibilité.
Le 4 Aout, on part dans une poussière aveuglante. Périers, presque tout détruit, puis Coutances à peine touchée par la guerre. Nous laissons la poche Allemande à Lessay à notre droite et descendons sur Avranches assez démolie. Les Français commencent à manifester leur joie. Des chars allemands sur la route, des chars américains brulés aussi et qui donnent de sombres pensées. On s'installe à St James à quelques kilomètres au sud d Avranches dans le fameux couloir de quelques kilomètres de large par où les américains déferlent sur la France. Les allemands mettent tout en jeu pour le couper et nous avons la première alerte. Sans danger puisque l'aviation anglaise réussi à repousser seule une forte attaque blindée. Et c'est pendant trois nuits un bombardement incessant par des appareils audacieux volants très bas sans souci de notre faible DCA.
Nous comptons nos premiers morts et le 9 à 1 heure du matin, la division s'ébranle pour une étape formidable. Fougère puis Vitré. Les civils deviennent frénétiques et on commence à boire dangereusement le cidre qui pétille -Chateau Gontier-. Les chars foncent à pleine vitesse toujours acclamés et nous arrivons près de Brulon vers 18 heures. Arrêt. On répare aussitôt deux patins brulés. Travail écrasant et nous avons à peine fini qu'arrive l'ordre de départ. En avant donc, toujours noirs de poussière. On arrive tout près du Mans conquis la veille et on oblique sur le nord à travers une grande forêt. Les chars ennemis sur la route sont de plus en plus nombreux. A 4 heures du matin on finit par stopper. On dort et à 9 heures nous repartons. Les civils sont maintenant frénétiques et nous commençons à remonter des éléments de la division Américaine que nous sommes en train de relever. Vers 12 heures on atteint Ballon. La guerre est aux portes de Ballon. Rafales de mitrailleuses. Après deux heures d attente on repart. A la sortie de Ballon un char Allemand fume encore. On progresse par des chemins détournés pendant 10 km et c'est brusquement la débâcle. Un panzer attaque devant nous paraît-il et c'est le repli en vitesse pour s'installer en défensive. Je commence à comprendre que nous sommes bien commandés. L'aviation américaine fait son apparition et les chasseurs piquent à mort sur les allemands et nous apprenons vite à distinguer le piqué suivi d'une forte explosion de celui qui est suivi par le fracas des mitrailleuses quadruples. L'activité terrifiante de ces chasseurs devait nous escorter jusqu'à la fin de la campagne de Normandie. Cependant, le reste de la division nous passe devant, je n'y comprends plus rien et nous repartons doucement. Le soir, nous campons dans un petit village. Des éléments du régiment sont entrés en contact et les premières pertes sont dures. Il parait que nous sommes installés en première ligne. Il plane dans l'air quelque chose de lourd que personne n'identifie et que je reconnais maintenant pour la mort. Nous sommes à la veille d'une journée terrible et ce fut l'aube du jour -11 Aout 1944- à jamais marquée dans ma mémoire...
A 8 heures : départ. On atteint la grande route Le Mans-Alençon sur laquelle on trouve un char allemand en train de bruler. «Mauvais-mauvais...» pensai-je. Quelques km plus loin nous passons une borne marquée : Alençon → 15 kms et c'est l'arrêt brusque. Nous sommes tendus et la radio fait entendre la voix du comte : «allo Perier, allo Perier. En avant, en avant. Armes anti-char légères. Il faut les détruire.» Perier c'est le sous-lieutenant qui nous commande. Quelle triste ironie : (armes anti-char légères)! Périer, de sa plus belle voix annonce avec initiative : «en avant dans l'ordre... DIJON, COMPIEGNE, REIMS (Perier avec Massent), CHARTRES et SOISSONS (Remercions le ciel pour cette 5ème position!). Nous voilà partis à 50 mètres d'intervalle, à petite vitesse, sur la route nationale de 12 mètres de large. Les cinq chars allemands embusqués dans les haies avec leurs «armes anti-char légères» ne durent point en croire leurs yeux». Le DIJON pénètre dans La Hutte. Un obus de rocket perce la tourelle, coupe le tireur en deux et met le feu (évidemment). Mais comme le feu couve un moment, personne ne se rend compte qu'il est touché et nous le dépassons en pensant qu'il est en panne. Les chars se mettent à tirer dans tous les sens. Je vide donc dix boites de mitrailleuse un peu partout. Mais on ne voit pas un allemand. Et pourtant... Le COMPIEGNE, arrivé à l'entrée de la route-Fyé, prend feu : cinq perforants l'ont atteint. Son équipage brûle avec. Simultanément, le REIMS flambe (il a reçu 6 perforants) mais Périer et Guerlet ont pu sortir et reviennent dans le fossé. Le CHARTRES à son tour prend feu ayant reçu deux obus, 3 bonhommes réussissent à en sortir. Il est à 30 mètres de nous et on le voit bien. Un sifflement et un coup de vent devant nous, le tranche-haie est coupé en deux. Nous reculons en arrière d'une haie et je répare la mitrailleuse enrayée. Comme nous ne tirons plus, les allemands nous laissent tranquille. A la radio : «Allo, Perier, repliez-vous. J'envoie Plusquellec» Ah oui ! Périer est en train de se replier dans le fossé avec des éclats dans le ventre et nous restons, le SOISSONS représentant le 2ème peloton refuse de se replier mais on ne réalise pas ce qu'il se passe. Le 3ème peloton arrive au triple galop en colonne encore. Mathieu crie au lieutenant Plusquellec de ne pas nous dépasser. Peine perdue. Ils filent et trois chars dépassent le nôtre. Au fait, qu'espéraient-ils faire? Je n'ai jamais pu le comprendre. Quoiqu'il en soit le PAIMPOL et le BREST, percés comme des écumoires après avoir dépassé le CHARTRES, flambent à leur tour et quelques malheureux réussissent à sortir de leurs fournaises respectives. Seul, par miracle, le RENNES revient et nous remontons tous en arrière de La Hutte. Mais là c'est le désordre le plus complet. Il y a des allemands dans tous les coins. Ils se rendent d'ailleurs les uns après les autres mais les mitrailleuses françaises énervées partent pour un rien et fauchent les malheureux biffins nos humbles frères d'armes. Le DIJON flambe et ses obus explosent. Les allemands de Fyé envoient des explosifs sur La Hutte pendant qu'à côté de nous des paysans enterrent de jeunes garçons que leur apportent les brancardiers. Il ne sera pas utile d'enterrer ceux des chars car ils se transforment rapidement en cendres. C'est le désordre le plus complet. Les chars sont alignés sur la route, prêts à fuir, tourelles en arrière et tirent sporadiquement et indistinctement sur les biffins français et allemands. Mais les allemands se rendent les uns après les autres et tout se tasse. On enlève les morceaux du soc à l'avant du char et il faut faire de gros efforts. J'ai la surprise de constater que je n'ai plus un brin de force. Il est midi et on sort les rations pour essayer de faire un silencieux repas. Mais non. Il m'est impossible de manger. La mort est partout. Dans les biscuits, dans le fromage, dans l'eau. Je suis visiblement désorienté. C'est avec une véritable consternation qu'à deux heures nous apprenons que le lieutenant Bureau prend le commandement d'un peloton formé avec les chars rescapés et qu'on reprend la marche. Nous nous regardons tristement et en avant. Je pense avec conviction que ma dernière heure est venue et les yeux fixés sur les taillis que je dévore je me recroqueville comme si je sentais arriver l'obus perforant. Je pense que mes oreilles me font mal (mon fameux rhume anglais) et que lorsque je serai mort, je ne les sentirai plus. C'est une mince consolation. Cependant, l'espoir renait rapidement car nous nous déployons à travers champs pour permettre aux artilleurs, sapeurs et autres biffins d'installer leurs dispositifs. Des obus sifflent dans l'air mais quelle importance à côté des perforants au vol rapide que l'on n'entend pas venir. Puis le peloton se reforme en arrière et nous prenons un chemin de fortune dans les taillis sur la droite de l'axe d'Alençon. Un paysan nous apprend qu'un char allemand se trouve sur un chemin en avant. Aussi, en avant en silence pour surprendre l'allemand. Le Lorient marche en tête et nous le suivons. Arrivé à hauteur du petit village de Fyé il faut déboucher des haies pour entrer en terrain découvert et le char est là, paraît-il. Le Lorient s'efface poliment et voici le Soissons fier, élancé qui passe devant. PAN! Le perforant est passé juste derrière le char et, arrachant le talus, a soulevé un nuage de poussière. Instantanément, j'ai expédié un perforant dans la direction de l'allemand mais on ne voit plus rien et nous revenons en arrière en vitesse. Nous n'osons plus avancer et attendons les ordres. A la radio le comte qui est à un kilomètre s'impatiente : «il faut faire vite, garder l'effet de surprise. En avant, en avant!» Facile à dire mais la mort vient de nous frôler. Bureau entame avec lui un long dialogue qui se termine par ces mots : «si j'avance sur la route c'est le SOISSONS qui flambe»...» non, non, il y en a eu assez comme ça aujourd'hui» s'affole Guignolet. Puis : «il faut fixer et tourner l'ennemi. Toute la solution est là.» Mais que ne vient-il se rendre compte lui-même de la situation ? Cependant, Mathieu est rentré seul et à pied dans le village où il apprend que les allemands sont partis et que leurs chars sont en colonne très près d'ici, en route pour Alençon. Mathieu revient avec un prisonnier et le SOISSONS fonce. Notre vitesse est supérieure à celle des chars allemands. L'occasion est belle. Nous traversons le village où les habitants commencent à sortir de leurs caves. Mais Bureau nous rappelle à la radio et il faut stopper. La nuit arrive en effet et Mathieu continue la progression à pied me laissant le char. Nous avons eu tellement peur ce matin que la réaction maintenant est très forte. Nous voulons foncer en avant, toujours plus loin, tailler les allemands en pièces. Jamais plus je n'eus cet état d'esprit (ou peut-être un peu à Paris) et Mathieu non plus je crois. Et voilà tout le reste du groupement qui s'amène. Des automitrailleuses arrivent à la hauteur du vaillant SOISSONS qui repart vers l'arrière de un kilomètre. Nous stoppons dans Fyé la route et je sombre dans le néant, la tête sur les commandes, écrasé par les émotions successives. Au matin, nous nous apercevons que nous avons tous dormi à nos places sauf Mathieu que le sommeil a couché dans le fossé. Le bilan de la journée pour l'escadron est : 16 morts, 14 blessés, presque tous de mon peloton.
Le 12 à 8 heures on fonce sur Alençon. Le QUIMPER, en tête, a tellement peur de se faire moucher qu'il fonce, fonce à toute allure et nous entraine en trombe dans Alençon où nous trouvons des éléments de la division entrés par une autre porte. Le peloton se poste à St Germain à 2 km à l'ouest et nous stoppons tout près de la grand route de Bretagne par laquelle les allemands évacuent leurs unités encerclées. Nous occupons le temps à réparer la couronne du barbotin et la nuit arrive sur ces positions. Alors commence un terrible bombardement qui n'empêche pas d'ailleurs de sombrer dans le sommeil sous la voute étoilée agitée ce soir par des milliers de balles traçantes.
Au matin nous prenons la route de Mayenne et près de Pré-en-Pail nous tombons sur une colonne américaine venant de Mayenne. Nous remontons alors sur Falaise. Les chasseurs bombardiers sillonnent le ciel en tous sens, piquent et piquent sans cesse terminant inévitablement par le fracas des mitrailleuses ou l'explosion de la bombe. Nous en sommes tous heureux, et, sur la route qui conduit à Carrouges on trouve des tas de véhicules avec des cadavres d'allemands mitraillés par les avions. Des motos jonchent les fossés, des voitures de tourisme bariolées dans tous les coins et nous passons dans Carrouges où 200 allemands n'ont pas eu le temps de revenir de leur surprise. De là, nous remontons sur Sées pour aider les chasseurs aux prises avec des Panthers, paraît-il. Le Panther 45 tonnes muni d'un 75 extra long à percer sur le côté ou au défaut du masque. Le comte a vite fait de passer en dernière position et s'agite à la radio : «allo Briot, en avant, en avant, mais qu'est-ce que vous faites ?» C'est le peloton Briot qui mène la danse et, comme un perforant vient de saluer le char de tête, Briot est parti en avant à pied pour voir. Celui-là est un officier à la hauteur de sa tâche. Malheureusement ceux de son espèce sont rares. Finalement il se trouve que le colonel est là-bas en jeep et qu'il cherche partout Lecomte et reste interloqué quand on lui dit qu'il est tout à fait derrière. Il le mande aussitôt et Lecomte pâle et résolu nous dépasse en jeep. Sur ce, il se passe des choses incompréhensibles dont je n'eus que des échos. Trahison. Une douzaine d'allemands, prisonniers faciles, cherchaient à nous faire tomber dans un piège. Le Tchad (c'est le régiment biffin) les fusille sur l'heure malgré leurs remords tardifs et nous campons sur place. Les prisonniers affluent de toutes parts et nous voyons un parisien engagé dans l'armée allemande qui ne s'en fait pas trop... Le 15 août on monte sur Boucé, XXXXX ou le 1er peloton mené de main de maitre par Briot démolit deux chars allemands par surprise. Le comte interroge à part les officiers allemands capturés. Qu'il est grand dans la victoire, quelle attitude noble et désinvolte! Mais n'a-t-il pas suivi l'affaire à la radio? Alors... A la nuit, le Soissons s'installe en anti-chars en tête et c'est une nuit très agitée. L'artillerie donne sans arrêt et des explosions secouent la terre et illuminent le ciel. C'est l'atmosphère bizarre de la campagne de Normandie. A minuit, Mathieu me réveille en prétendant que les allemands attaquent. Des bruits de chenilles effroyables résonnent dans la nuit. J'objecte que dans la nuit il est impossible de viser avec la lunette. Alors Mathieu prend sa lampe et va se mettre en avant pour éclairer les chars qui arrivent. Je le laisse faire son petit héros et vais me coucher car il est manifeste que ce sont des chars américains. On n'en parlera plus.
Le lendemain on monte sur Ecouché. De beaux avions nous survolent et, contents de notre admiration, piquent et nous mitraillent. C'était des allemands. Aussitôt tout le monde s'est éparpillé dans les champs. Nous restons 4 jours près d'Ecouché. Pour fermer la poche semble-t-il. En fait, l'activité de l'aviation et de l'artillerie décroit sans cesse. C'est la fin de la bataille de Normandie. Là, nous abandonnons le vieux Soissons pour un magnifique char à essence muni d'un remarquable canon de 4 mètres de long... Avec ce canon dans les mains je ne me tiens plus de joie et nous le baptisons FYE en souvenir du lieu où sont morts nos camarades. Sur le FYE, le chargeur est maintenant Sposito au lieu de Barrat. C'est près d'Ecouché aussi que nous lions plus ample connaissance avec le jeune Bureau. Il est très gentil, très simple et en même temps très altier. Je crois que c'était un jeune officier plein d'avenir. Je dis «c'était» car Paris où l'attendait ses parents devait le voir mourir. Donc, le 23 aout nous levons l'ancre. Sées, Mortagnes. Nous passons au nord de Chartres et le petit jour nous trouve à Maintenon. Les allemands ont fui d'ici et d'ailleurs, une colonne américaine est passée devant nous. Les civils nous acclament. Le 24 à 10 heures nous entrons à Longjumeau. Enfin les allemands. Nous stoppons dans la grande rue de Longjumeau scientifiquement arrosée par les mortiers ennemis. Un équipage qui se pavanait à l'extérieur du char se fait ainsi avoir.... Nous poussons plus loin jusqu'à Champlan. Le RENNES mouche une voiture blindée et les français nous font un bel accueil. Les FFI apparaissent et déjà je suis sceptique. Ils vont et viennent en avant de nous, passent dans les lignes allemandes, reviennent nous donner des conseils effrayants, veulent nous faire foncer en prétendant que les allemands devant nous n'ont qu'une batterie de dca... Ah! Ah! Les malheureux! De simples canons de dca! L'équipage communique son tremblement au char. Les 88 de dca sont en effet les pires ennemis des chars qu'ils traversent comme du beurre à n'importe quelle distance. Enfin nous couchons dans une rue de Champlan. Bureau téléphone à Paris pour prévenir ses parents qu'il arrive. A paris encore occupé. Et c'est le grand jour! Le 25 août à 8 heures nous partons et après des tours et des détours sans nombre nous arrivons à la Croix de Berny sans encombre. Je n'en crois pas mes yeux mais le fait est bien là : Paris est devant nous. Nous franchissons en vitesse la porte d'Orléans et c'est l'accueil inoubliable. Une foule énorme se presse dans la rue. Les chars à peine arrêtés sont assiégés par une foule respectueuse malgré tout car ces gros engins l'impressionnent. Des hurlements et «vive la France» et « vive de Gaulle», des drapeaux partout... Cigarettes, bonbons, les parisiens sont en délire et c'est brusquement la fusillade. On nous tire dessus des fenêtres, la foule s'éparpille comme une volée de moineaux. Il paraît que des fenêtres, des allemands, des miliciens, des civils (même des femmes) tirent. Les chars ouvrent le feu sur les immeubles. Mathieu tire avec son pistolet dans les fenêtres et se met en colère parce que je prétends qu'il y a beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Nous avançons toujours en descendant le boulevard Raspail, après l'avenue d'Orléans. Le calme se fait et la foule réapparait acclamant Leclerc qui paisiblement se promène en halftrack dans les rues. Voilà les Invalides. Les civils nous disent que les allemands sont retranchés dans la Chambre des Députés, à l'Ecole Militaire, aux Invalides et dans tant d'autres endroits. Mais Paris est libéré par les FFI répondons nous faiblement. Hélas non! Voilà le FYE qui débouche sur l'esplanade des Invalides tout seul. Des coups de canon, des rafales de mitrailleuses partent de partout et l'esplanade immense s'étend devant nous dangereusement déserte. Je suis crispé sur les commandes et l'œil collé à la lunette, je dévore des yeux les alentours. Comme nous devons avancer je mets la mitrailleuse en branle et c'est dix boites de cartouche que je vide tout autour de nous. Dans les balustrades, dans les petites haies et dans la gare d'Orsay. Un barrage interdit l'accès au pont Alexandre III et nous nous arrêtons tout contre le lion qui est à droite du pont. PAN! La pyramide vole en éclat et le char est couvert de marbre. Un perforant siffle devant nous et un autre coupe le lion en deux. Nous reculons en vitesse puis revenons doucement en avant et Lefort (c'est le conducteur) de s'écrier : «regardez, à l'entrée du pont de la Concorde on dirait des chenilles» Immédiatement je braque la tourelle dans la direction et en effet... je fais avancer le char d'un mètre à cause des arbres et dans la lunette se profile la magnifique silhouette d'un gros char. On ne voit pas le canon car il est braqué sur nous. Je demande à Mathieu ce qu'il en pense mais il ne voit rien et me dis de me débrouiller. A l'instant, un nuage de fumée environne le char, il vient de tirer sur les chars à notre droite. Je pense qu'après tout il n'a rien à faire par là si c'est un char de chez nous et que s'il tire de notre côté ce doit être un char allemand. «perforant Sposito», je dis et je vise. Je n'ai jamais tiré avec ce canon et je ne sais pas où il porte. Enfin PAN! La fumée se dissipe. Il est toujours là. PAN! La fumée s'en va. Il est toujours là et part sur la droite pour disparaître derrière un monument. PAN! Un éclair rouge a luit à travers la fumée, (c'est la perforation). La fumée se dissipe, il a disparu. Mais un autre char dans les Tuileries nous a repéré et vlan : un perforant nous siffle sous le nez. «EN ARRIERE LEFORT» hurlons nous à l'unisson. Lefort marche en arrière mais sur la droite et escalade ainsi un escalier. Mathieu le fait repartir en avant et vlan : un perforant siffle au-dessus des marches que nous venons de quitter. «En arrière et à gauche Lefort!» Bon, il remonte encore sur l'escalier et un perforant siffle devant nous. Je trépigne sur place. Le char bascule en avant et cette fois nous faisons marche arrière dans la bonne direction. Nous attendons sur l'esplanade. Un char à notre gauche, un autre à droite et ils crachent sans arrêt, je ne sais sur quoi. Et tout d' un coup, Lefort se met à hurler : «des allemands devant nous! Tire! Tire!» En effet, des allemands, une dizaine, montant de la Seine lèvent les bras en l'air à 100 mètres devant nous. Leurs traits sont convulsés de terreur dans ma lunette et je les vise soigneusement. Lefort a son poing levé sur mon pied pour appuyer sur la détente car je refuse de tirer. Mais qu'attendent les biffins pour venir les capturer? Un char leur envoie un explosif et ils s'aplatissent sur la gauche. Ils seront capturés plus tard. A notre droite et à 200 mètres en arrière, le char du lieutenant Bureau tire et lui-même, sans arme, en calot, s'avance jusqu'à la bouche du métro. Mais il tournoie et s'abat. Une balle lui est entrée dans la tête et sortie par la bouche. Des FFI aplatis un peu partout font leur guerre personnelle et tirent sans arrêt avec des fusils allemands et des pistolets miniatures.
Or donc, le 27 aout 1944 à 8h00, les chars s'ébranlent, traversent Paris qui s'éveille. Quelques Parisiens mieux réveillés nous acclament et nous sortons par la porte de Pantin pour arriver à Bobigny où nous nous installons en antichar au carrefour des 5 routes. Des civils se baladent partout, passent et repassent dans la lunette de mon canon. Ils sont bienheureux et nous versent rasade sur rasade au grand effroi de Mathieu qui surveille Lefort avec inquiétude. Lefort c'est le conducteur qui aime boire et faire quelques bêtises ensuite. Mathieu, le revolver au côté, se promène fièrement au milieu des civils, on dirait ARTABAN. Cependant, on repart et nous avançons en tête jusqu'au Bourget (ville). Tout est désert et silencieux et j'ai l'estomac serré tout en scrutant les alentours avec anxiété. Mais nous n'entrons pas au Bourget Le 4ème escadron s'occupe du secteur et il aura de drôles de surprises (il se vengera en massacrant les quelques 300 prisonniers qui finiront par se rendre) Cependant, nous revenons un peu sur nos pas et entrons à Drancy. Accueil enthousiaste. On nous photographie mais l'allemand est tout près et le peloton se poste à Aulnay où parait-il se trouve des chars. On avance avec précaution. Mathieu part à pied voir Briot et revient, m'arrache de la tourelle et me donnant ses jumelles m'emmène derrière une maison pour me faire voir un char camouflé dans la plaine du Blanc-Mesnil. Pour moi, je trouve que c'est plutôt un léopard ou un rhinocéros mais pour Mathieu c'est un char, Briot l'a dit, vite, vite» et comme il est très surexcité nous retournons au FYE que nous amenons derrière la maison et j'expédie dix perforants. Le soit disant char, après coup, s’avérera être un amas de ferrailles et de planches. Les allemands tiennent plusieurs fermes devant nous et on les voit ramper dans les champs de pommes de terre. Nous ouvrons le concert d'explosifs et de mitrailleuses qui durera toute la journée. Le 3ème peloton attaque la grande ferme à notre gauche et les allemands se rendent aussitôt. Deux chars poussent plus loin dans les pommes de terre et le plus avancé prend feu (coup de bazooka) pendant que l'autre se retire. Le soir arrive. «Cessez le feu, les biffins vont attaquer!» Quelques temps après, effectivement, les pommes de terre grouillent d'hommes qui ressemblent à des allemands et qui passent la crête en courant lourdement. Sur ce le commandant arrive en hurlant : «Feu!» «c'est l'allemand» et le 76 taille à coups d'explosifs bras jambes de ces messieurs. Cependant ils passent la crête et je cesse le carnage. Nous allons nous coucher à Blanc-Mesnil dans une hutte abandonnée à la porte de laquelle un allemand mort se prélasse dans une brouette. Le matin nous avançons à la crête, sans plus, car nous attendons la relève américaine et je tire à l'explosif loin devant nous sur les positions allemandes, mettant un Panther en fuite et détruisant un camion. Je suppose fort ce camion d'être la voiture des pompiers sous laquelle trois civils effrayés périrent. Le doute soulagera ma conscience, si elle a quelque besoin d'être soulagée. Les américains attaquent en force devant nous le lendemain et nous passons 8 jours de repos à Blanc-Mesnil. Je caractériserai ce repos en disant que je suis le seul à ne pas être fiancé et que Mathieu se découvre 5 ou 6 sweethearts. Je suis nommé Maréchal des logis. Le comte me couvre d'éloges et laisse éclater son affection. Je prends le char LORIENT avec un équipage d'oranais et le 8 septembre, alors que les journaux nous annoncent la prise de Strasbourg, nous fonçons sur Troyes, Chaumont où nous rejoignons enfin les allemands. Mon groupement s'installe en défensive dans une ferme où nous mangeons des moutons pendant que les deux autres groupements se couvrent de gloire en prenant Andelot, Contrexeville, Vittel et Dompaire où une grande bataille de chars a lieu. C'est alors que nous remontons sur Vittel par une pluie battante. Là, Bonifaci qui commande le peloton (ex-élève de XXXX janvier 43) me colle son char en panne et prend le mien. Cela m'est égal et me voilà tranquille à Vittel pendant que les camarades passent la Moselle et la Meurthe sans beaucoup de mal d'ailleurs. Les mécanos n'étant pas pressés, moi passant mon temps à me trimballer dans Vittel, nous nous éternisons. Bonifaci est blessé et ils viennent me chercher pour reprendre mon char pendant que l'atelier envoie le conducteur du char en panne à Paris. J'arrive sur la ligne de feu, des obus pleuvent et je trouve mon peloton installé comme un pacha dans un village. Ils n'ont pas besoin de moi et comme le char doit être réparé sous peu je repars à Vittel. Le char réparé, on fait les essais. Je conduis et les mécaniciens tiennent à observer le moteur à plein rendement. Je fonce donc sur la route, l'accélérateur au plancher et aborde un tournant très accentué au-dessus d'un ravin à pic sans ralentir. Malheureusement, le bord est du remblai et comme il a beaucoup plu la chenille droite s'effondre et le char glisse dans le ravin. Tirant énergiquement sur le levier je ne réalise nullement que j'arriverai en drôle d'état au fond du ravin. Lorsque le char, après avoir dépassé la rupture d'équilibre reste immobile, la chenille gauche reste profondément enfoncée dans la terre. C'est une véritable gymnastique pour sortir et je ne comprends pas pourquoi il n'a pas chaviré. On essaye de le tirer avec des grues mais sa position est telle qu'inévitablement il roule dans le ravin. Là, avec un câble, nous le remettons sur pattes, arrangeons l'intérieur, je le remets en marche et en avant dans le lit du ruisseau. L'autre versant est en pente douce et couvert de sapins. Je fais donc un carnage de sapins à la grande admiration des civils. Un sapin en colère me tombe même sur le crane mais j'ai eu le réflexe de rentrer la tête dans le trou et il m'a seulement déchiré la peau du front. Après toute une suite d'obstacles effrayants je parviens à le mener sur le bord du ravin et nous regagnons l'atelier. De là, 3 jours plus tard, nous partirons pour Laronxe à 10 km de Lunéville où l'escadron, en première ligne, mélangé avec une foule de gros canons américains, connait une sorte de demi-repos. Nous restons là 1 mois à instruire les nouveaux qui ont remplacé les disparus et à recevoir des obus sur la tête ou à côté. Les nxxxx américains nous assourdissent du fracas de leur «long tour» et vers la fin octobre, nous allons nous installer à 10 km de Baccarat à Ménil-flin, en toute première ligne. Rien d'extraordinaire. Le génie a posé des mines partout et il faut se méfier. Les obus allemands sont ici plus nombreux et plus meurtriers mais c'est toujours la vie tranquille. Et le 30 nous apprenons qu'avant d'aller au repos il faut prendre Baccarat. Le peloton marchera en réserve et c'est le matin du 31 octobre un infernal concert d'artillerie. Les américains et les français sont déchainés et les obus sifflent et sifflent sans arrêt, par groupe de 3,4,5... L'artillerie allemande pour être moins active n'en est pas moins efficace car elle frappe où il faut et nous progressons à travers les forêts, les champs. Rien de particulier si ce n'est l'artillerie qui frappe de partout et les mines légères qui sautent sur notre passage. Au départ, le char du commandant saute sur une mine de chez nous malencontreusement oubliée. Les biffins s'enlisent. Périer, qui fut blessé à La Hutte, est revenu depuis 15 jours, et, à la consternation générale, a pris le commandement du 2ème peloton dont nous sommes les seuls survivants. De plus, depuis ma rentrée à Vittel, j'ai pris le commandement du vieux SOISSONS et suis char de soutien de Mathieu. Mon équipage comporte : Conducteur = Pedreno, 21 ans, un oranais genre Bab el oued fainéant comme une couleuvre que j'aime bien. Aide-conducteur = Juin, 32 ans, engagé à Paris qui fait plus de travail que l'équipage réuni et toujours joyeux. Je l'aime beaucoup et nous nous entendons bien. Tireur = Merino, un Casablancais de 21 ans bien gentil mais un peu égoïste. Radio-chargeur = Doré, 21 ans, Parisien engagé à Paris, le bleu dans toute son horreur. La progression suit son petit train et arrive à 2 km de Baccarat. Le peloton Périer est jeté en avant. Périer commande le SOISSONS char de tête et je passe devant tout le monde, fais mon petit Ponce Pilate en passant devant Mathieu et nous avançons sur la route de Baccarat laissant derrière nous le barrage d'artillerie allemand qui va son train. Le SOISSONS progresse sur la route de Baccarat. Comme on a mis les crampons anti-dérapants le char secoue et il faut stopper chaque fois que l'on veut tirer. Mon tireur est dans un triste état et je suis obligé de hurler pour le faire tirer tout autour de nous. Impossible de lui faire tirer où je veux et balles et obus volent n'importe où. Et Périer à la radio : «En avant, en avant Michel!» Donc, Michel avance en tirant toujours et hurlant après le tireur et le conducteur qui va trop doucement. Mais le conducteur se lance, passe la cinquième et à toute vitesse, fonce sur Baccarat. Très bien. Nous arrivons à la hauteur du point où nous devons quitter la route pour gagner l'objectif mais le conducteur refuse de s'arrêter et fonce, fonce sur Baccarat. Tel que je le connais, il doit être obsédé par la peur du 88 car c'est un africain qui était dans les précédents coups durs. Le chargeur parvient à le faire stopper à coups de pieds. Il était temps, nous sommes à 30 mètres de Baccarat et il faut faire un peu marche arrière pour prendre un petit pont. En donnant ces ordres, je fais un petit discours édifiant dans le micro sur les conducteurs effrayés et l'inexistence d'un danger quelconque. Une mitrailleuse allemande abandonnée dans le fossé prouve l'exactitude de mes dires tandis que le char recule et brusquement tremble. Une brulure légère à la jambe. Je baisse la tête. La tourelle est pleine de fumée noire et brusquement le tireur me saute à la gorge. Pour sortir de la tourelle, je dois mettre un pied sur le siège du radio. Mais comme il essaye frénétiquement de sortir, il me coince contre la paroi et les flammes me brulent les oreilles, les lèvres, les cils, les sourcils et les cheveux. Je sens ma combinaison prendre feu et je suis hypnotisé par l'image de mon corps brulé et racorni. La sensation est assez douce malheureusement mais tout à coup, le tireur se dégage et d'un bond je suis dans le fossé à côté de la route. Le tireur est aussi là et je le presse de ramper en avant. Les allemands sont à 30 mètres et des coups de mitraillettes claquent sans arrêt. Nous nous aplatissons terriblement dans le petit fossé. Le conducteur (Pedreno) est aussi sorti mais il se précipite au-devant des allemands qui l'abattent de deux rafales de mitraillette. L'aide-conducteur Juin a reçu le perforant et se trouve en morceaux. Le chargeur est sorti et il est dans l'autre fossé sans que je n'en sache rien. Nous sommes si près des allemands que je m'attends à être fait prisonnier ou à être tué sur l'heure et presse Mérino pour qu'il avance mais le fossé se termine, et, hurlant à Mérino de m'imiter, je bondis en avant dans une course folle. La plaine est déserte. On ne voit même pas le char de Mathieu caché derrière une haie providentielle. Je fournis le plus beau sprint de ma carrière mais ma jambe gauche s'alourdit et je tombe en arrivant au grand fossé qui barre la route et dans lequel se trouve Mathieu. A cloche pied, je rejoins le char de Mathieu et je constate que les autres chars sont aussi là plus ou moins cachés dans le morceau de forêt. Périer, pâle comme un mort s'amène quelques temps après pour me dire : «C'était le coup de La Hutte qui allait recommencer!» L'équipage de Mathieu vient me voir l'un après l'autre et ils sont bien contents que je m'en sois tiré. Sposito arrive avec ses lunettes, il a l'air grave et me dit avec un bon sourire : «Alors, ça va?». C'est comme ça que je me rappellerai toujours Sposito. Je me panse avec ma boite à pansements du ceinturon et les autres me font boire du vin. Cependant, le 88 tire à tort et à travers sans toucher personne et le FYE le repère et le démolit. Ils repartent en avant après avoir appelé les infirmiers à la radio et nous laissent seuls. Au bout de 2 heures, le capitaine docteur du régiment arrive. Ils nous mettent sur des brancards et comme un fort barrage d'artillerie atterrit à quelques centaines de mètres, les brancardiers nous abandonnent pour se mettre sous l'ambulance. Je les rassure tant bien que mal car j'ai tellement peur des 88 perforants que les explosifs me laissent froid. Nous entendons passer des trains bleus (mortiers sans tube) et c'est le retour par des chemins pénibles. Le soir à 7 heures, après avoir changé 3 fois d'ambulance, j'arrive dans l'hôpital d'évacuation de Baillon. On m'a piqué à la morphine malgré mon opposition (mais plus tard les piqûres ne me gêneront plus) et vers une heure du matin je passe sur la table d'opération. Ma jambe est toute gonflée et je frémis en voyant le docteur remuer des instruments inquiétants. Par bonheur, il m'enfonce une aiguille dans mon bras attaché à une planche et je me réveille 10 heures plus tard avec la jambe dans un plâtre. J'ai été réveillé par les gémissements de mon voisin de droite. Je le regarde et détermine aussitôt que cette tête d'abruti ne saurait appartenir qu'à un inxxxx biffin. En effet cet individu devait prendre plus tard le nom de cxxxx. Mon tireur est à quelques lits de moi mais j'ai beau lui parler, il me regarde d'un air hébété et ne me reconnaît pas. Il est très nettement sonné et fait milles extravagances. Il est maintenant dans une maison de santé au Maroc. Mon radio est grièvement brûlé et blessé et se trouve dans une autre salle. Il est encore couché au Val de Grâce actuellement.
Cinq jours plus tard, je suis évacué sur Besançon. Et après un trop long séjour c'est les aventures bien connues. Par la suite, Sposito fut tué par un explosif près de Sarrebourg et le sous-lieutenant Périer réduit en miettes par une mine. Lefort, le tireur de Mathieu a eu le talon écrasé par un half-track. Je termine ici cette triste histoire. Je ne pense pas qu'elle vous effraiera car la guerre est la guerre et vous devez bien penser que ce n'est pas une partie de plaisir.
Paul.