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350e Compagnie Autonome de Chars de Combat
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Rapport du lieutenant LE ROY Hervé,
chef de la première section de la 350e CACC sur l'engagement de Millançay.
La 350e compagnie autonome de chars D 2, récemment formée à SAULAN, sous le commandement du capitaine REY, partie de Louviers (S & O ) pour rejoindre le 19e bataillon de chars, 4e D.C.R., avait quitté le matin 18 juin les environs de CHAON et pris ses quartiers le même jour vers 17 h 30 à 5 km est de Millançay (Loir-et-Cher) et sur la route de Marcilly en Gault. Sur les 12 chars que comportait initialement l’unité, 2, restés en panne avant le passage de la Loire, avaient probablement été rejoints par l'ennemi, trois autres avaient été retardés au cours de l'étape du jour par des incidents mécaniques légers. Leur récupération prochaine paraissait probable mais, les forces de la compagnie ne comportaient plus, momentanément, outre les éléments d’échelon, que 7 chars en état de marche.
Lors de l'arrivée au bivouac, le capitaine REY n'avait confié le commandement de la compagnie et m'avait informé qu'il allait personnellement prendre la liaison avec l'état-major du premier corps d'armée et mettre éventuellement nous chars à la disposition de cette grande unité.
Vers 19 heures, le capitaine de SILANS du 2e G.R.D. vint m’informer une colonne motorisée allemande descendaient de Neung sur Beuvron vers Millancay où était établi le quartier général de la 19e D.I. et me demande si les chars pouvaient tenter une contre-attaque. D'après les renseignements sommaires que les événements ont d'ailleurs montrés inexacts, les forces ennemies engagées n'auraient comporté que trois ou quatre automitrailleuses sur roues ; elles auraient à Neung sur Beuvron capturé un colonel d'infanterie.
En raison de l'heure tardive et de l'extrême urgence probable, je répondis au capitaine de SILANS qu'il ne paraissait pas opportun d'attendre des informations complémentaires, ni des ordres formels, mais, que j'allais me porter immédiatement à la rencontre de l'ennemi avec la moitié des chars dont je disposais ; l'autre moitié resterait à la garde du bivouac et de l'échelon. Le capitaine de SILANS repartit rendre compte au général commandant la 19e D.I. de l'intervention prochaine des chars.
Je transmis hâtivement le commandement de la compagnie au lieutenant MOGHEREUIL, chef de l'échelon et le commandement direct des chars restant sur place à l'aspirant GUIGAL, chef de la troisième section, leur laissant le soin de compléter les mesures de sécurité que comportait la situation et je partis en char suivi par l'aspirant AUBER, mon adjoint et par l'aspirant FRAISOT qui avait très vivement insisté pour participer à l'action. Peu avant d'arriver à Millançay, je rencontrais de nouveaux le capitaine de SILANS qui me remit l'ordre écrit confirmatif du général commandant la 19e D.I., ordre que je détruisis ultérieurement avant de tomber entre les mains de l'ennemi.
À l'entrée de Millançay, je tournais à gauche dans la direction du Sud, afin de prendre contact avec l'état-major de la 19e D.I., de m'enquérir des informations nouvelles que l'on aurait pu recevoir sur l'ennemi est de demander une couverture pour leur prochaine où l'arrivée de la nuit rendrait les chars impuissants. Au centre de la localité, je rencontrai plusieurs officiers de l'état-major parmi lesquels le lieutenant de WAILLY qui m'était personnellement connu. À mes demandes il fut répondu que l'on n'avait pas de nouvelles de l'ennemi, mais, qu'avant d'arriver au contact, j'aurais sans doute rencontré des éléments du G.R.D. avec lesquels j'aurais pu m'entendre sur les mesures de sécurité nécessitées pour la nuit. Je donnais alors aux chars l'ordre de faire demi-tour pour nous porter vers le Nord à la rencontre de l'ennemi. Cette volte-face eut pour effet d'inverser l'ordre de la colonne dont la tête était occupée par l'aspirant FRAISOT, suivi de l'aspirant AUBER, moi-même fermant la marche.
Avant que j'ai pu rejoindre la tête, au bout de 2 à 300 mètres tout au plus, encore à l'intérieur de la localité, l'aspirant FRAISOT s'arrête en serrant sur sa gauche, l'aspirant Auber se porte sur la droite, à peu près à la hauteur de son camarade. Je me trouvais moi-même au milieu de la chaussée empêché de passer par mes 2 chars de tête.
Il paraissait évident que nous avions trouvé prématurément le contact avec l'ennemi. Toutefois, pendant quelques instants, il ne se passa rien et je voyais mal le terrain par la lunette de visée. Je me dressais par ma porte de tourelle pour examiner la situation quand le feu fut ouvert par l'aspirant FRAISOT, semble-t-il. La riposte ennemie fut immédiate et, mon buste émergeant encore, je fus légèrement blessé au coude droit. Je rentrais dans mon char, et ordonnait à mon mécanicien – chasseur DECORTE - de prendre le canon puis, constatant que mon bras blessé restait utilisable, je remit mon mécanicien aux leviers de conduite et repris mon poste à la tourelle. Je constatais aussitôt que celle-ci avait été bloquée par les premiers projectiles ennemis. J'ordonnais alors les manœuvres sur les chenilles pour obtenir le pointage des armes en direction, mais au cours de l'évolution, le char entra en marche arrière dans un mur de clôture où il resta immobilisé, soit qu'il fut en panne de terrain, soit, plus probablement que le train de roulement eut été lui aussi détérioré par le tir de l'adversaire.
Pendant ce temps, le char de l'aspirant FRAISOT avait pris feu, incendié semble-t-il par l'extérieur, soit que l'ennemi disposa d'engins inconnus, soit que, dissimulé dans les constructions, il ait pu effectuer des projections de liquide enflammé. L'équipage au complet a été brûlé à l'intérieur sans qu'aucun de ses membres paraisse avoir tenté de sortir. Par contre, l'aspirant AUBER avait ouvert sa porte de tourelle pour évacuer son char ; il était visiblement très gravement atteint et a expiré aussitôt, le buste pendant au-dehors, les jambes à l'intérieur. Le char a ultérieurement pris feu. Je restais donc avec mon seul char, lui-même en panne et tourelle coincée. Mon équipage ne m'était plus d'aucune utilité et je donnais l'ordre au mécanicien DECORTE et au radio MARTIN d’évacuer le char et de rejoindre les lignes. Je restais personnellement dans la tourelle disposant du canon qui, bien que bloqué en position fixe, prenait encore en écharpe la voie d'accès, la ligne de mire passant entre les deux chars de tête incendiés et me permettait un tir d'interdiction peu efficace mais du moins capable d'un effet moral. En un délai d'un quart d'heure environ, je tirais ainsi 15 ou 20 coups de canon plutôt afin d'intimider l'adversaire que dans l'espoir de causer des pertes réelles.
Au bout de ce temps, il était certain que l'ennemi avait renoncé à forcer l'issue Nord défendue par les chars. Je quittai à mon tour mon char immobilisé après y avoir mis le feu.
En essayant de me replier, je fus atteint successivement de 2 nouvelles blessures, l'une au bras gauche, l'autre à la hanche gauche. Les trous constatés dans mon cuir, montre que j'ai été frappé d'avant en arrière alors que j'étais en train de me replier. Ce fait, d'apparence paradoxale, semble prouver qu'à ce moment le village était déjà tourné. Immobilisé par ma dernière blessure, mais conservant ma connaissance, je suis resté étendu sur la chaussée. Au bout d'une demi-heure environ, une colonne de 2 à 300 fantassins allemands remonta la rue centrale de la localité. Elle se faisait précéder par quatre ou cinq prisonniers français, désarmés, et marchait du Sud au Nord. Elle avait donc contourné le bourg avant d'y pénétrer. Je fus pansé sur le terrain par un médecin militaire allemand puis transporté chez le docteur FOURNIER, médecin militaire français en retraite, retiré à Millançay. Je fus, le lendemain évacué sur une ambulance chirurgicale de campagne allemande, où je fus opéré, puis de là, sur l'hôpital mixte d’Orléans. Trois mois plus tard, je fus libéré par les autorités allemandes comme reconnu inapte au service militaire.
Pendant mon séjour sur le terrain, j'avais été interpellé par plusieurs officiers allemands me reprochant une résistance qu'il déclaraient "un non-sens", me demandant si c'était moi qui avait accompagné leur colonel ? si j'avais ordonné d'ouvrir le feu etc….
Très fatigué par mes blessures, je répondis seulement que je ne comprenais pas le sens de leur question et qu'il allait de soi que des troupes françaises, rencontrant des troupes allemandes ouvraient le feu sur elles.
En définitive, l'affaire de Millançay engagée dans des conditions très difficiles, sans renseignements ni reconnaissance possible, le contact trouvé sur un emplacement très défavorable s'est soldé par de lourdes pertes pour la 350e C.A.C.C. : trois chars détruits, quatre tués, un blessé, probablement quatre prisonniers. Il ne paraît toutefois pas que les circonstances permissent de faire mieux. Il semble même, en raison du visible mécontentement que j'ai constaté chez les officiers allemands et aussi d'après certains indices recueillis par les patrouilles du 21e G.R.D., que les pertes causées à l'ennemi par le feu des aspirants FRAISOT et AUBER aient été plus considérables qu'on aurait pu s'y attendre à priori. En tout cas, le remarquable esprit de sacrifice des équipages auxquels je dois rendre hommage a été l'un des facteurs prépondérants dans le rôle de décrochage de la 19e D.I. qui a pu échapper sans pertes sensibles avec archives et bagages à la menace ennemie.
Limoges, le 26 octobre 1940
Le Lieutenant chef de la première section de la 350e compagnie autonome de chars
signé : Hervé LE ROY
Annexe I
État des pertes
Les trois chars engagés à Millançay ont été détruits : mes papiers ont été perdus ; d'après mes souvenirs personnels et les renseignements extérieurs recueillis jusqu'ici, la situation des équipages était la suivante :
char du Lieutenant LE ROY
- Lieutenant LEROY blessé, traité à l'hôpital d'Orléans, libéré par les autorités allemandes le 3 septembre, démobilisé à Limoges le 25 octobre 1940. Dans la vie civile, inspecteur général des finances, ministère des finances à Paris.
- Chasseur DECORTE premier mécanicien, a quitté le char sur les ordres du lieutenant. D'après les renseignements fournis par le docteur FOURNIER de Millançay, aurait passé 36 heures caché dans Millançay puis aurait tenté à la faveur de la nuit, de regagner les lignes françaises. Paraît figurer sur la liste officielle des prisonniers située par les archives nationales sous la rubrique "DECORTE Robert 17-2-14 Vasquenal 1ère Cl. 501e CCC."
- Chasseur MARTIN radio, a suivi le même sort que le précédent, pourrait être MARTIN François 1-4-14 La Flèche 351e R.I. bien la désignation de l'unité ne concorde pas.
Char de l'Aspirant AUBER
- Aspirant AUBER Joseph, né à Toulouse 21-9-1916, du recrutement de Châlons-sur-Marne.
Tué dans son char, serait enterré à Millançay.
- Chasseur CLEMENT, Chasseur VILLARET.
Le radio et le mécanicien de ce char ont été vu le 19 juin par le lieutenant LE ROY, encore à Villançay, prisonniers est en bonne santé.
Char de l'aspirant FRAISOT
- Aspirant FRAISOT Henri, né le 6 juillet 1917.
- Chasseur mécanicien De MALGLAIVE Guy, classe 1929.
- Chasseur radio VIRGILE Joachim, né le 26 mars 1919
On a retiré du char, les trois corps carbonisés. De MALGLAIVE et VIRGILE ont été identifiés sur pièces. Le corps de l'Aspirant FRAISOT, se trouve en conséquence identifié par élimination. Tous trois ont été enterrés à Millançay, sous le contrôle du docteur FOURNIER.
COMPLEMENT AU RAPPORT DU LIEUTENANT LE ROY
En date du 26 octobre
Je me suis, depuis le 26 octobre, rendu à Millançay et j'ai reçu quelques autres renseignements nouveaux.
Il n'y a dans l'ensemble, rien à changer aux termes de mon rapport. Il ressort de la lettre du Général LENCLUD, en date du 21 novembre, que le chef d'état-major de la 19e D.I., voyant l'ennemi entrer dans le village, m’aurait donné l'ordre verbal de contre-attaquer. Je n'ai pas entendu cet ordre. Peut-être le chef d'état-major me l’a-t-il crié au moment où mon char s'ébranlait et ne l'ai-je pas entendu. En tout cas, je ne soupçonnais pas encore la présence de l'ennemi quand nous avons trouvé le contact.
C'est par erreur que j'indique dans mon rapport avoir détruit "avant de tomber entre les mains de l'ennemi", l'ordre écrit émanant du général LENCLUD. En réalité, cet ordre, qui était resté dans mon portefeuille, a été détruit sur ma demande par Mme FOURNIER après que, blessé, j'avais été transporté chez elle.
Il résulte des renseignements recueillis, que les forces ennemies auxquelles je me suis heurté, comprenaient notamment trois ou quatre A.M.D., une ou deux batteries antichars, une batterie de 105, d'importants éléments d'infanterie portée. Toutes les pièces étaient déjà en batterie à l'ouverture du combat mais il n'est pas certain que les 105 aient tiré : ils n'ont en effet pas causé de dégâts aux immeubles. Toutefois, certaines traces constatées sur le char de FRAISOT, paraissent provenir d'éclats de gros calibre plutôt que de projectiles antichars.
Il résulte également des renseignements recueillis qu'un des deux membres de mon équipage –probablement DECORTE - a été blessé légèrement au visage par une balle de mitraillette après avoir, sur mon ordre, quitté le char.
Les chars sont toujours à Millançay, simplement poussé sur le bord de la route. Un examen sommaire m'a permis les constatations suivantes :
Char FRAISOT : très nombreux points d'impact à l'avant, sans perforation de blindage, mais plusieurs rivets ont été arrachés et ont fait balle à l'intérieur. Plusieurs perforations des chenilles et du train de roulement. Le phare a disparu, la porte avant détachée. La plaque de protection du phare aurait été retrouvée projetée à 200 mètres du char. Le poste de combat est entièrement dévasté par l'incendie, avec importantes coulées de métaux fusibles. Les traces d'incendie sont également considérables à l'extérieur arrière de la tourelle. Un projectile de 37 a profondément marqué le tube du canon et a perforé le masque, mais a été arrêté par la tourelle.
Char AUBER : beaucoup moins atteint. Un projectile de 37, probablement celui qui a tué AUBER, a perforé la tourelle. Pas de traces d'incendie apparentes. Cependant le corps d’AUBER était carbonisé. On peut se demander si l'ennemi n'a pas fait de projection de liquides enflammés sans parvenir à incendier le char.
Char LEROY : le moins atteint de tous. Cependant trois points d'impact sur le chemin de roulement et un épiscope du tourelleau détruit. Traces d'incendie faibles dans le poste de combat, importants que dans la région moteur, l'essence du réservoir ayant brûlé.
Sources : Archives du SHAT Vincennes.