Le 37e BATAILLON DE CHARS DE COMBAT en Belgique

                                                15 au 16 mai 1940

 

 

Témoignage des Lieutenants Bounaix et Perrier

Au petit jour, le 15 rnai 1940, les 2e  et 3e compagnies sont déployées sur une crête dominant la route Flavion ­Ermeton. Le chef de bataillon est en retrait avec la 1ère  Compagnie. L’inquiétude est très vive car l’essence n’est pas arrivée ; il reste, dans les réservoirs, moins d’une heure de marche.
Enfin, à dix heures, le capitaine David arrive exté­nué mais heureux ; il ramène nos tracteurs de ravitail­lement. Les équipages exultent, c’est la vie qui coule dans les tuyaux de remplissage.
Un Henschel 126 le “mouchard”  tourne sans arrêt, impunément, à une centaine de mètres au-dessus de nous. Il renseigne ses copains...  La partie de poker est faussée ; il connaît notre jeu.
A 12 heures 15, un ordre radio arrive de la Brigade, retransmis par le commandant de Cissey à la 2e  compagnie : “Contre ­attaquez ! Engins blindés signalés à l’est de FIa­vion ".
La compagnie Gilbert se déploie en effectuant un “à droite”, reste un long moment à mi-pente et, vers 13 h 15, disparaît derrière la crête. Le lieutenant Bounaix raconte la suite.

APPROCHE

14 mai 15 heures

Nos oreilles, habituées depuis des années, se sont particulièrement assurés, ce matin, que la voix des moteurs est bonne. Les graissages sont faits ; vivres à bord pour quatre jours ; armes réglées ; munitions vérifiées, qui jettent des lueurs jaunes dans le duralumin des casiers. Et les cœurs…. ? Prêts… !
Confiance enracinée, géante, dans ce matériel dont les champs de tir, les longues routes, la boue, les réseaux de rail, les forêts nous ont confirmé la puissance.
Foi des uns dans les autres ; foi totale dans nos chefs ; dans nos équipages qui ont tous de nombreuses heures de « bord ».
Car nous sommes le premier bataillon B formé ; celui dont, directement ou indirectement, l'expérience a profité à tous les autres ; celui qui a essaimé le plus ; celui que le colonel Bruneau a formé avec amour, et qui, maintenant, est si fier d'être à nouveau sous ses ordres.
La récompense de tout ce labeur est aujourd'hui tangible dans ce sentiment de confiance ; et elle sera plus encore, nous en sommes sûr, au combat.
Aussi, lorsque que à 15h30, après lecture de l'ordre du jour du général, arrive le « En avant », mes deux officiers chefs de char subordonnés sourient. Le sergent Reverberi, avant de s'installer au poste de pilotage de mon GUYNEMER, mon radio sergent Perles, mes deux aides pilote Le Bris et Millard sourient aussi !
Confiance ! Confiance partout !
«  En avant » ! Des palissades de vergers gémissent, les haies s’entrouvrent, les camouflages tombent, et les trois chars des trois sections apparaissent sur la route, s'alignent derrière l’ADOUR, char du capitaine Gilbert.
Sur l'avant de GUYNEMER flotte le fanion du Sacré-Coeur avec la devise «  tout droit ».
Nous quittons donc Wanfercées-Baulet (12 km N-E de Charleroi, Belgique) par la route d’Onoz. Arrêt au bout de quelques minutes pour attendre (en vain) le DAKAR (lieutenant Brochard, chef de la première section) qui a des ennuis de boîte.
Le capitaine Gilbert me donne alors quelques explications :
«L'ennemi a établi une tête de pont et fait une poche dans la région de Dinant ; la première D.C.R. est chargé d'aller résorber ça ! »
J'ai, d'avance, la vision de notre compagnie, de notre DCR, tout entière, entrant comme un bloc d'acier dans l'ennemi, cet ennemi dont le matériel est d'une flagrante infériorité technique, et dont les équipages ne peuvent pas être plus entraînés, plus ardents que les nôtres…..
Cependant, un doute, précis comme un coup d'épingle, quand j'examine ma carte : « une quarantaine de kilomètres ! L'essence sera bien basse pour attaquer après une pareille randonnée ! »
La compagnie Gilbert ouvre la marche du bataillon.
Ma section, en tête, éclaire et protège la compagnie elle-même.
Les chefs de char ont pris place à bord des tourelles. De la mienne, les yeux au PPL, je vois sous l'effet du tangage se lever et s'abaisser devant moi la ronde goudronnée sur laquelle se rue le bataillon tout entier avec ses 900 tonnes de métal.
En me retournant j'aperçois les tubes aux belles gueules ; car la suprême toilette a été faite les canons : on a enlevé les couvre-bouches de cuir. Et les aides pilotes préparent les obus, fusées à portée de la main. Le Bris m’interroge souvent du regard tandis qu'il engage déjà l’ogive du projectile ; je hoche la tête : « pas encore ». Et tout de même, d'instinct, chaque fois, je pose la main sur la culasse de mon canon de tourelle. L'arme est fraîche, bonne a toucher ! L'oculaire de la lunette de tir luit dans la pénombre. Du couloir machine monte le grondement continu que surveille Millard.
Nous utilisons d'abord un excellent itinéraire jalonné par le Train de la DCR :
Auvelais – Tamines (franchissement de la Sambre) – Arsiment – Fosses.
3 km avant Fosses je reçois par moto l'ordre de m'arrêter ; un deuxième ordre me fixe une base de départ vers laquelle je dois orienter le bataillon : route Ermeton sur Biert - Anthée, en K (carte au 1/40 000) d'après le quadrillage.
À partir de Fosses plus de jalonnage.
A Bambois nouvelle halte sur ordre. Un papier m'arrive vers 17 heures : « portez-vous à Mettet par Saint Gérard » ; donc déviation considérable de l’axe de marche initialement fixé.
La colonne repart. Les fantassins et des chars légers croisent maintenant le 37e avec des attitudes de gens harassés, découragés.
A Saint-Gérard un sous-lieutenant de cavalerie exprime cette opinion au passage des champs de tête : « c'est ça qu'il aurait fallu, hier ! »
Après Saint-Gérard je prends au plus court par Cottaprez.
Des camions, des autobus obstruent en partie les routes. Le bataillon passe sans trop ralentir.
Arrivée à Mettet sur la place de l'église à 19 heures. Attente d'ordres durant 20 minutes. Ils enjoignent de reprendre la direction de la base de départ primitivement fixée.
Le capitaine Gilbert me fixe sur la carte itinéraire : Mettet, Furnaux, Ermeton etc…
Nos chenilles marquent maintenant une piste montante qui, après avoir traversé un bois de crête, doit nous conduire à la route Saint Gérard - Ermeton. La nuit tombe.
GUYNEMER s'engage dans ce bois et les autres chars derrière lui. On n'y voit mal, et il n'est pas question d'allumer les feux. Soudain j'ai l'impression que ce chemin devient étroit. Mais oui ! Juste la place des chenilles ! À droite un remblai ; à gauche une sorte de carrière d'où émergent les cimes d'arbres ! Je ne suis plus moi ; je suis cette chenille droite ; je suis tous les chars du bataillon qui marche sur mes traces dans ce chemin ! J'imagine la longue marche arrière, le demi-tour dans ce bois en pleine obscurité, les cas inévitables avaries, les fatigues supplémentaires ! Et la piste se rétrécit toujours !
Tant que Reverberi ne parle pas, c'est qu'il y a encore l'espoir. J'attends avec terreur le « mon lieutenant…... » qu'il va prononcer…. Jamais, même en plein combat je ne me suis senti aussi lourdement pareil poids sur les épaules ! « Mon lieutenant, c'est trop étroit ; je ne peux plus passer ! » Je m'écoute  répondre sans hâte, avec une conviction désespérée ; « il FAUT passer ».
Le char est reparti. La chenille droite a mordu au remblai, a grimpé ; l'appareil s'est incliné à gauche. Le goulet n'est que de quelques mètres ; l'appareil se rétablit…. Mais plus de piste ; le plein bois. GUYNEMER rit de cette difficulté. Tout droit, à pleines chenilles, à plein poitrail, lentement de peur d'obstacles inconnus, il ouvre sa voie dans le noir du feuillage, sur les troncs écrasés.
Quelques minutes et je vois luire une chaussée ; le choc des patins contre une surface dure : la route !
Peu à peu arrivent les autres chars que leurs pots d'échappement commencent à rendre visibles dans la nuit.
À l'entrée du village d’Ermeton je vois avec un serrement de cœur s'immobiliser le VAR (de ma section : sous-lieutenant de Lamorignière) dans la position significative de l'appareil qui n'a pas pu virer ; il ne pourra rejoindre (joint inférieur de Naeder claqué).
Yeux grands ouverts j'interroge la nuit et ma carte.
Enfin, vers 22 heures, arrivée à la base de départ fixée.
La compagnie s'installe aux lisières du bois de Biert l’Abbé face à l’Est. Liaison au sud avec le 28e BCC, l'autre bataillon B de la 1ère DCR.
Devant nous des lueurs rouges comme celle d'une fin de bataille, à 3 km environ.
Le capitaine et moi partons à pied vers le commandant.
Triste nouvelle : Le SEINE de la première compagnie (Raberin) ayant glissé sur la route goudronnée est tombé dans un ravin ; l'appareil a flambé, portes coincées. Le sous-lieutenant Mathieu, mon cher camarade des ses quatre hommes d’équipage….. !
Les premiers morts du bataillon.
Il reste 100 litres d'essence dans nos réservoirs, soit deux heures de marche !

ENGAGEMENT

15 mai 1940

Aujourd'hui on va tâter du Boche !
Confiance ! Ignorance de la situation générale !
Pourvu que nous ayons de l'essence ! Il paraît que serait arrivée cette nuit, vers la Chapelle de Biert l’Abbé. Aussi à quatre heures la compagnie se rend-elle dans la zone indiquée : pas de tracteurs de ravitaillement !
Le capitaine m'apprend alors que notre mission en attendant l'essence, est de nous installer dans le thalweg formé par le Haut Biert (P2 d'après le quadrillage) et d'interdire tout passage d'engins blindés  ou autres sur la route n° 51, aux environs du lieu-dit La Chapelle. La compagnie forme un V, le capitaine au centre du dispositif.
Le bataillon est formé en A, à cheval sur le Biert, la deuxième compagnie en tête.
Le 28e bataillon occupe les abords du bois de Biert l’Abbé.
Hausses repérées, obus dans les tubes, nous attendons le débouché de la Panzer.
Longue immobilité !
Je vois passer dans un side-car un officier de l'état-major du bataillon, le capitaine David, qui est à la recherche de tracteurs de ravitaillement en essence. Une dizaine de Dorniers nous survolent à très basse altitude, passent et repassent, se contentant de nous repérer.
Nous mangeons. Au sud quelques coups de canons.
À 11 h 30 la grande nouvelle ! L'essence est là !
Avant même d'aller faire nos pleins vers le confluent du Biert et de son affluent, nous recevons le message suivant :
« engins blindés ennemis en marche HZ-HY »
ce qui situe cette colonne à 5 km de nous vers le sud ; à 1 km du village de Flavion. Nous nous hâtons vers les tracteurs. A franchir le Biert et ses bords marneux, au moment où GUYNEMER prend appui sur la berge opposée le terrain cède. L'appareil penche à droite et ses chenilles battent une boue liquide… La panne stupide à quelques minutes de l'attaque !
Vite, marche arrière ! Quelle anxiété, puis quelle joie !
GUYNEMER s'agrippe la terre arrière plus ferme et remonte lentement dans ses propres traces. Un geste à Reverberi : GUYNEMER reprend du champ, revient sur l'obstacle en un point voisin, mais en cinquième cette fois. L’eau, la boue giclent ; un sérieux coup de tangage ; le fossé est franchi.
Hélas, l’OISE (2e section : sous-lieutenant Didot) se débat dans le cloaque. Il y reste, et son équipage devra le brûler lorsqu'il se verra atteint par l'infanterie allemande !
Les tracteurs ravitailleurs en essence ont été survolés à diverses reprises par les bombardiers ennemis. Au moment où je vais partir le lieutenant Vaugien, commandant les tracteurs me dit en montrant le ciel : « ils peuvent faire ce qu'ils veulent maintenant, nous faire sauter ; je m'en fous : vous avez l'essence ».

L’ATTAQUE

La compagnie, avec ses trois sections à deux chars, a repris la formation en V et fait face au Sud.
ISERE et OURCQ (1ère section) ; GUYNEMER et GARD (3e section) constituent l'échelon de mouvement.
SAONE et HERAULT (2e section) forment échelon de protection. Le capitaine avec ADOUR est au centre du dispositif.
La compagnie est immobile dans le thalweg du Haut-Biert.
Les moteurs tournent ; je vois les gaz d'échappement monter dans cette lourde atmosphère d'après-midi de mai. Mon sectionnaire, le GARD, (lieutenant Lelong) est à 100 m à ma droite, légèrement en retrait. Sans doute les autres compagnies du bataillon se préparent-t-elles derrière nous a formé de protection. Irrésistiblement la ruée de ces 30 tubes de 75, de ces 30 tubes de 47, de ces 60 mitrailleuses ; tout cela commandé par radio, se mouvant à 30 km à l’heure en tout-terrain, derrière des blindages «  encaissant » l'obus de 75 à la gueule même des canons ! Et dans ces appareils, des équipages conscients de cette force !
13 heures 30.
De l’ADOUR : « EN AVANT ! »
GUYNEMER et son fanion du Sacré-Coeur vont recevoir le grand baptême !
Nous franchissons la première crête, descendons vers le premier thalweg, au fond duquel court chemin creux ; puis nous remontons. Nous abordons une espèce de plateau constitué par deux croupes assez molles orientées Est-Ouest, dont la séparation est à peine marquée par un thalweg naissant à la route Ermeton-Flavion (n° 51) et qui va s'accentuant en direction de l'Ouest vers l'affluent du Biert. Ce plateau s'inscrirait dans un carré de 2 km de côté. L'angle nord-est est occupé par le bois de Biert l’Abbé. Le côté sud est parsemé de boqueteaux.
En passant près du bois de Biert-l’Abbé, je m'inquiète du bataillon « frère » du notre : le 28e. J'aperçois quelques-uns de ses chars embossés en lisière. J’en distingue même un autre au rebord sud du plateau, paraissant « tenir » la crête. Serions-nous donc en deuxième échelon ? l'autre bataillon a-t-il attaqué ?
“A peine ai-je doublé ce bois que mon char GUYNEMER, ailier extrême-gauche de la compagnie, reçoit un obus à bâbord. Choc sourd. Le Bris annonce cal­mement, avec ironie même : “On tire dans le cirque, un boulon sauté !" L’ennemi si près de nous... J’ai peine à le croire. Pourtant, une lueur rouge s’allume, large traînée horizontale là-bas, au ras de la route, à huit cents mètres environ. J’oriente ma tourelle vers la lueur entr’aperçue, j’expédie quatre ou cinq explo­sifs de 47. Mes projectiles encadrent le but. Pourtant, la lueur se rallume toujours. Toujours le martèlement sur mon blindage, côté gauche. “Char défilé ou arme enterrée” pensai-je. Je passe alors aux obus de rup­ture; deux coups et l’adversaire se tait.
GUYNEMER reprend sa marche et après 200 m environ est à nouveau accroché dans des conditions analogues. Pour vérifier le réglage je charge le 75 de la besogne, cette fois. Mais quelle difficulté pour désigner au pilote un objectif ! La désignation d'objectifs entre observateurs, debout, à pied, sur le terrain de manœuvre est chose parfois ardue : mais elle l'est bien plus encore, celle qui doit se faire par tube acoustique, en char, dans l'ambiance de combat, alors que l'objectif est visible par intermittence, que les fractions de seconde comptent (cas de la flamme d'un antichar). Néanmoins, en quelques explosifs Reverberi règle la question.
Durant une nuit de garde, quelques jours après, Millard me confiera que mon équipage avait, d'un geste puéril, gravé les cinq premières fusées de 75 : « de la part du lieutenant Bounaix : à refondre… De la part du sergent Reverberi : à repasser en usine….. Et ainsi de suite pour chacun de l'équipage du GUYNEMER.
Nous rattrapons GARD et ADOUR qui n'ont pas ralenti et arrivons aux boqueteaux qui garnissent la deuxième crête au rebord sud du plateau.
Là commence la vraie bagarre ! Les languettes de bois déterminent de véritables couloirs de feu. Je n'identifie pas instantanément l'adversaire, vient que de nombreux coups sonnent sur nos tôles. Je cherche, tourelleau orienté vers le sud-est. Le pilote, face à l'est me crie : « un char à gauche, au coin du bois ! » C'est bien un lourd allemand ; un Panzer IV avec canon de 75 sous tourelle. Et le duel s'engage.
Je règle le tir de mon pilote : “Hausse 450 et court !" Pourvu que notre blindage tienne jusqu’à ce que nous ayons trouvé la bonne hausse ! L’adversaire l’a trouvée, ayant sans doute repéré son terrain depuis long­temps. Ses coups précis, à vive cadence, nous arri­vent en pleine caisse, ébranlant le char tout entier, faisant sauter des boulons. Mais GUYNEMER tient bon. “Hausse 500 court !"
Il y a maintenant une belle fumée, une telle pous­sière soulevée que je vois mon adversaire dans une espèce de halo. “Hausse 550 !"  Dans mes oreilles sonne encore le cri de mon pilote : “Je l’ai !" Deux ou trois hommes ont sauté du char ennemi et roulé dès que nous avons vu une énorme lueur rougeâtre à l’avant de l’appareil. Joie immense dans GUYNEMER ; notre première victoire indiscutable.
Mais le martèlement sur notre blindage n'a pas décru. Je m'aperçois alors que tout notre flanc gauche est garni de ces gros chars ! On devine plus ou moins leurs silhouettes, car ils sont camouflés, embossés, immobiles ; mais toutes leurs gueules crachent leurs coups précis atteignent le but. Ma porte latérale est à demi arrachée par un obus qui a cogné juste au-dessous d’elle : elle s’ouvre ! Millard plonge à l'extérieur, la rattrape et la tient fermée tant bien que mal. Sous le choc du projectile le casier de porte a été projeté à l'intérieur est venu me frapper durement à la cuisse. Un obus explose sur la face avant tout près du volet du pilote, piquetant de paillettes incandescentes le triplex protecteur que j'ai fait disposer derrière la fente de vision.
De tous côtés les coups pleuvent maintenant; une véritable grêle ! Les casiers à obus du fond du char ont eu leurs supports cisaillés et se promènent dans le couloir machines. L’ambiance y est. On en découd. Ce coin de plateau est un véritable enfer.
Le 75 et le 47 de GUYNEMER parlent à qui mieux mieux. Soudain, le pilote me crie : “Legac ! Legac est là !" Legac, aide-pilote du capitaine... J'ouvre ma porte de tourelle et j’aperçois l’homme, couvert de terre et de cambouis, mais calme, debout dans l’oura­gan de ferraille qui s’abat en ce moment sur GUYNEMER : “Capitaine blessé ! Prenez le commandement !"
Je saurai plus tard que le char ADOUR a été touché par une bombe d'avion. Legac rescapé a raconté au capitaine Raberin (1ère compagnie) la fin de l'histoire : l'équipage évacue l'ADOUR ; le capitaine, légèrement blessé envoie Legac vers GUYNEMER ; quelques instants après il est touché à la nuque par une rafale de mitrailleuse d'un char allemand, alors qu'il se préparait à quitter le fossé qui l’abritait. Le radio, sergent chef Baur, et l’aide-pilote Erhardt furent également mitraillés au sol et tués comme leur chef de char. Le pilote sergent Vandelet fut blessé à la main et au visage (prisonnier). Le deuxième radio Guyard est indemne mais prisonnier.
Je retourne mon canon cherchant la hausse correcte contre un char qui me canonne avec une précision et une régularité mathématiques. « 550 : trop court ! ». Il me faut donc augmenter ; tourner légèrement le tambour de hausse. S'astreindre à cet effort précis, minutieux, alors que chaque fraction de seconde perdue peut coûter la vie de tous, est un véritable supplice. On a une telle envie de tirer, de tirer sans contrôle ! «  600 ! » Mon obus de rupture a fait une flamme en touchant le blindage allemand ; l'adversaire reste muet définitivement.
Je donne au pilote un secteur boisé d’où j'ai vu naître des lueurs rouges. Sous ses explosifs ce coin de boqueteau devient bientôt silencieux et calme. Pendant que le pilote besogne, je m’escrime contre un deuxième char que je réduis au silence ; il a failli gagner, car un de ses projectiles a cogné sur mon masque de mitrailleuse et j'ai eu les mains piquetées de fines aiguilles brûlantes qui ont passé dans les déchirures du cuir d'étanchéité.
Mais les réelles difficultés commencent : « un obus dans les radiateurs ! » crie Millard. Le moteur s'est arrêté de lui-même. Angoisse mortelle ; nous écoutons le glougloutement de l'eau qui s'échappe, aussi précieuse que du sang. Cependant un coup de démarreur et le moteur tourne….. ! Millard me dira plus tard : « c’est miracle ! » De l'eau sortait par une bougie !
« 75 foutu ! » annonce Reverberi. Je constate que le tube est au recul maximum, inutilisable : un coup sur la tranche de bouche probablement.
Le 47 est intact ! Continuons ! Me sentant trop bien repéré, et voyant que de tous côtés des tubes tirent sur moi, je me déplace et veux entrer dans le bois qui est à une cinquantaine de mètres de moi ; des entonnoirs énormes se creusent à la lisière ; je sent le souffle et les explosions à travers les épiscopes PPL ; on dirait un barrage d'artillerie de fort calibre. Depuis j'ai pensé qu'à ce moment j'avais été attaqué par de l'aviation. Je reste au milieu de la clairière et démolit sans conteste mon troisième char lourd : je vois les tôles de s'ouvrir et voler en morceaux !
Les coups augmentent de densité sur la droite ; un tour de ce côté là. J’aperçois le GARD, immobile, porte de tourelle ouverte par laquelle le radio, Waslet, bran­dit un pistolet automatique. Que signifie... ? Nulle explication ne se présente à l’esprit, sauf celle de la porte ouverte volontairement, par laquelle un projec­tile malencontreux aura blessé ou tué le chef de char. Quelle que soit la vérité, l’issue fut fatale à tout l’équi­page, dont les cinq membres trouvèrent la mort : lieu­tenant Lelong, sergents Barbet et Waslet, chasseurs Baumgartner et Frechin.
Je ne puis interrompre mon combat car je suis une cible parfaite pour tous mes adversaires des boqueteaux Ouest. À ce moment, les deux chars de la première section, OURCQ et ISERE m’encadrent et nous formons section. Quel bon travail ils font ; je les dois tirer, changer de place, tirer encore. Sur eux aussi les coups pleuvent ; mais nos carapaces tient debout, tandis que les tôles adverses, suivant les paroles du sous-lieutenant Bruthiaux, de l’OURCQ, « s'ouvraient comme du carton ».
Nos adversaires Ouest sont si nombreux que, au début, durant un instant je les ai pris pour un de nos bataillons de H 39 étrangers en lisière, aussi bien alignés que pour la parade. Cependant ces chars sont des Panzer III, armés du 37 ; ils n'acceptent pas le combat. Ils tirent tous avec précision, vitesse, mais dès que l'un d’eux se sent menacé par une de nos tourelles, il rentre sous bois ; j'ai tout de même la consolation d'en faire sauter un qui n'a pas battu assez vite en retraite.
Nous avons dû rentrer entre deux échelons de chars renseignés par l'aviation : un échelon avancé, léger, qui a fait front sur notre droite ; un lourd qui tient à gauche.
Mais où sont les nôtres ? je cherche vainement des yeux ; nous ne sommes plus que trois sur ce coin du plateau, pris dans ce croissant d'appareils allemands dont le nombre a été évalué par les chefs de char de GUYNEMER, OURCQ et ISERE à une soixantaine.
Le bilan exact des pertes de l'adversaire est impossible à faire mais sans préjudice des chars allemands détruits par ADOUR et GARD, sans tenir compte du travail fait par la deuxième section, sans parler des coups douteux,GUYNEMER, OURCQ et ISERE sont sûrs d'avoir détruit chacun au moins quatre adversaires.
J'aperçois le char du 28e bataillon qui « tenait la crête ». C'est un char cadavre ; nous avons été leurrés par cette carcasse. Mais où est la deuxième section ? elle n'a pas dépassé le thalweg médian du plateau ; le SAONE (sous-lieutenant Moine) est tombé en panne de terrain en essayant de franchir le chemin creux dans le premier petit vallon que la compagnie a rencontré sur son axe d'attaque. Il a été tiré de là par l’HERAULT (sous-lieutenant Harauchamps). Les deux chars ont continué et ont été accrochés par des adversaires non identifiés camouflés dans le bois de Biert-l’Abbé. Les deux chars ont été immobilisés en plein combat : le SAONE par une panne mécanique (rupture de commande d'arbres à cames) ; l’HERAULT par un obus dans le barbotin gauche. Les équipages voyant leur char inutilisable, les brûlèrent pour ne pas les laisser aux mains de l'ennemi. À signaler que le chef de char de l’HERAULT bien qu'ayant été vu après le combat a été fait prisonnier.
Je cherche aussi des yeux des autres compagnies du bataillon qui immanquablement ont dû partir en protection derrière nous. Rien ! Quelque chose s'est passé que je ne comprends pas ; mais mon premier devoir est de rendre compte au commandant de Cissey de l'importance de la colonne blindée ennemie, pour que le reste du bataillon puisse être engagé avec profit. Car j'ai la certitude que si les trois compagnies étaient entrées dans cette poche, nous étions vainqueurs, …. Et de loin ! Nos B était de taille à lutter un contre deux ; un contre quatre, j'ose dire !
Ma mécanique réclame impérieusement ; l’eau de mon radiateur commence à s’épuiser. La chenille droite, touchée, grogne d’une inquiétante façon ; le blindage s’est disjoint en plusieurs endroits. Surtout, GUYNEMER n’a plus d'armement ! Le 47, dont l’huile du frein s’est dilatée, ne revient plus en batterie.
Je suis maintenant convaincu qu’il faut rendre compte sans plus attendre, afin de permettre aux deux autres com­pagnies de venir balayer cette vermine.
Seul le 47 de l’OURCQ parle encore. Ma radio ordonne “Ralliement !"  L’OURCQ et l’ISERE obéissent en em­pruntant un chemin creux, je les suis et j’aperçois au passage l’HERAULT qui flambe.
Arrivés à la base de départ, les trois appareils sont à bout de souffle. Le moteur de l’OURCQ, avarié, s’arrête définitivement. La chenille droite de GUYNEMER casse. L’lSERE subit le même accident, quelque cent mètres plus loin. En sor­tant, je fais le tour de GUYNEMER... Toutes les su­perstructures de l’appareil sont arrachées ; un des gardes-boue a disparu, l’autre est vertical. Les chaînes de dépannage sont brisées, les tôles sont labourées, entaillées, beaucoup de boulons cisaillés. Plus de cin­quante points d’impact dans la carcasse ! Mais sur la face avant, miraculeusement intact, le fanion du Sacré-Coeur flotte toujours. Je l’arrache !”
J'ai donné l'ordre de brûler ces trois appareils, puis je l'ai retiré, estimant que c'était manquer de confiance ; les autres compagnies avaient sûrement venir et reprendre le terrain.
À pied, avec les équipages, salué par quelques rafales allemandes, je vais vers la troisième puis vers la première, cherchant le commandant afin de lui rendre compte : il sait déjà ; le sous-lieutenant Harauchamps m'a précédé de quelques minutes.
Le Haut Commandement a donné l'ordre de lancer une compagnie seule et après l'engagement de la compagnie Gilbert à fait replier les deux autres.
Elles ne sortiront du reste pas de Belgique : la compagnie Lehoux finissant le soir même sur des batteries allemandes, son capitaine y trouvant la mort ; la compagnie Raberin, le lendemain, sur des pièces également et le capitaine et le commandant sérieusement blessés.
Le capitaine Gilbert, blessé après avoir détruit lui-même trois chars ennemis, sort de son char, inutilisa­ble, avec son pilote dont la joue est déchiquetée et la main en charpie, et son radio, criblé d’éclats dans la poitrine. Tous trois se cachent dans un petit bois. Le capitaine essaie de s’en sortir; il sera tué d’une balle en pleine tête.
Du char sort une épaisse fumée. La porte latérale est ouverte; sur la face blanche, éclairée par le grand soleil de mai, apparaît une inscription peinte en bleu par la marraine, Jeanne Boitel, le jour du baptême des chars : “Mes vœux accompagnent l’ADOUR, le capi­taine Gilbert et ses hommes.”
Vers 16 heures, Cissey est avisé de la destruction de la 2e Cie. Il donne l’ordre à la 1ère et à la 3e de s’installer défensivement à l’Est de Mettet où il se rend avec les deux chars de commandement ESCAUT et BEARN et la 1ère compagnie. La 3e semble suivre mais, surprise, elle s’oriente ensuite vers Furnaux et rapidement disparaît... Cinq mois après la bataille, en octobre 1940, le lieutenant Gaudet reviendra sur les lieux, pour y découvrir les cadavres de tous les chars de la 3e Cie et, dans le cime­tière, les tombes de 16 de ses camarades. Ce n’est qu’au début de 1941 qu’il recevra le compte rendu du lieutenant Perrier sur l’engagement, rédigé dans son Oflag, en Allemagne. Le voici, résumé :
“Le char POITOU passe devant moi. Ne voyant pas venir les chars de la 1ère section, je dis à mon pilote de se placer derrière le char du capitaine. Les autres chars arrivent en colonne. Nous traversons le village d’Ermeton-sur-Biert.
Parvenu à la hauteur du pont du chemin de fer, la colonne s’arrête quelques instants. Le capitaine demande des renseignements à des fantassins du 77e régiment d’infanterie et nous repartons en direction de Mettet. Comme nous allions atteindre la route nationale bordée d’arbres, je vois distinctement à la lunette, sur ma droite, à deux cents mètres, une arme anti-char qui émerge d’une haie et qui est dirigée sur le char du capitaine. Je fais stopper et pointe, et, comme je vais tirer, je vois que l’arme anti-char a fait feu exactement au même instant que le 75 du char POITOU ; le capitaine tire aussitôt après un coup de 47, ainsi que moi-même. L’arme anti-char est neutra­lisée.
La colonne tourne aussitôt à droite et s’engage sur la route nationale. Elle est alors prise à partie par de nombreuses pièces anti-char. Mon char reçoit des coups venant de toutes parts ; ces coups ne percent pas le blindage. J’observe avec attention dans le tou­relleau. Les chars de la compagnie ont abandonné la route et engagé le combat. Mon pilote et moi repérons des objectifs nombreux, sur lesquels nous tirons l’un et l’autre sans répit.
Nous longeons, en tirant, les lisières du bois, tou­jours sous le feu intense des batteries ennemies. Bien­tôt, la compagnie se dirigeant sur Mettet parait hors de portée des armes anti-char, mais le capitaine Lehoux (qui devait trouver, quelques instants plus tard, la mort en pleine action) ne veut sans doute pas arriver au point de ralliement sans avoir anéanti les batteries ennemies déjà dépassées, car il fait demi-tour. La compagnie suit l’exemple du capitaine et se dirige à toute vitesse sur les lisières du village de Denée où la résistance allemande paraît le plus solide­ment organisée. Les sept chars sont alors complète­ment isolés et sans appui.
Le combat se poursuit avec le même acharnement, mais bientôt, mon pilote me signale qu’un obus a rendu le 75 inutilisable. Je continue de tirer, à la mitrailleuse et au 47. Quelques instants plus tard, j’aperçois à cinq cents ou six cents mètres une batterie de deux pièces de 77 ou 88 (une troisième se trouvait à droite en flanquement, à cent mètres des premières, et une quatrième derrière) dont les servants sont debout, et qui, vraisemblablement, prend mon char pour cible. Je tire, arrêté, un premier coup de 47, puis je décide de foncer sur la batterie à toute vitesse afin que, parvenu tout près, je ne puisse manquer mon but. Mes moyens sont très limités mais je compte beaucoup sur l’effet moral produit par l’arrivée rapide du char.
Mon pilote, qui a fait preuve depuis le début de l’engagement du plus grand sang-froid et qui, comme nous tous, a une confiance illimitée dans son matériel, exécute mon ordre avec rapidité. (...) Les coups pleu­vent sur la tourelle elle blindage. Mon char atteint la route, à cent cinquante mètres de la batterie; je fais stopper, pointe et fais feu. Que se passe-t-il alors ? Je n’ai pas vu l’obus arriver, et cependant je n’ai pas tiré long. D’ailleurs je ne vois plus l’objectif (après le combat, je me suis rendu compte qu’un obus ennemi avait cassé ma chenille gauche, déportant le char sur la gauche). Je remonte rapidement dans le tourelleau pour repérer de nouveau la batterie; j’y suis à peine installé qu’un nouvel obus atteint de plein fouet le tourelleau, le faisant sauter.
Je suis atteint moi-même près de l’œil gauche par un éclat ou un boulon cisaillé par le choc, et je m’écroule au fond du char, perdant mon sang en abondance. Lameger, Petit et Rebiffé s’empressent autour de moi, mais je ne perds pas connaissance. Dans l’impossibilité de continuer le combat, je dois au moins sauver mon équipage.
De nouveaux obus, tirés à moins de deux cents mètres, tombent sur le char immobilisé. Je me glisse vers la porte latérale et me laisse tomber à l’extérieur. Suivant mon exemple, mon équipage sort à son tour. L’ennemi tire maintenant sur nous à la mitrailleuse. Nous rampons dans le fossé de la route. Je quitte le fossé dans l’espoir de trouver un petit bois qui sur­plombe la route mais, en relevant la tête, je vois à une dizaine de mètres un soldat allemand qui, debout, me vise avec son fusil. Mon pistolet est resté dans le char. Je n’ai que le temps de baisser la tête pour parer le coup. Je redescend alors vers le fossé où je retrouve mon équipage indemne.
Le sergent Caquard panse avec dévouement ma blessure. Je suis alors dans un grand état de faiblesse. Quelques secondes après, deux Allemands, pistolet au poing, nous cernent. Il n’y a plus qu’à se rendre, la mort dans l’âme. Il est environ 18 heures. Mon char, à trente mètres de là, flambe, sans tourelleau, la che­nille gauche cassée, le bouclier du 75 démoli, traversé par plusieurs obus; il est gravement mutilé. Tout près aussi, le char du capitaine, toutes portes tombées, flambe et explose.”
D’après les témoignages des officiers survivants, il faut estimer à dix ou quinze le nombre des pièces anti­char (d’un calibre de 77 à 105) qui étaient en batterie devant nous, sur un front de un à deux kilomètres. La moitié au moins a été neutralisée au cours du combat, sans compter les canons de petit calibre et les mitrailleuses.
J’ajoute qu’après le combat, le commandant alle­mand des batteries anti-char, s’adressant aux mem­bres survivants des équipages de la 3e compagnie, pour la plupart blessés, s’est exprimé ainsi, en fran­çais: “Vous êtes des soldats braves, vous vous êtes battus merveilleusement”.
A 18 heures la 1ère compagnie et les deux chars de commandement sont en bataille, face à l’Est sur la route Oret-Estroy, mais l’ennemi, ce soir-là, ne viendra pas.
Le lendemain matin, 16 mai, de Cissey a envoyé le lieutenant Gaudet à Acor pour orienter la colonne.
Elle n’arrive pas. Après deux heures d’attente, l’offi­cier, persuadé qu’une erreur d’itinéraire s’est pro­duite, se remet en route. A 14 heures, peu avant Beaumont, il découvre trois chars immobilisés. Cis­sey et Raberin, commandant de la 1ère Cie sont assis contre un arbre, livides, le visage ensanglanté. David est inerte, étendu dans le fossé, la cuisse arrachée. Dans le ravin, en contrebas, le GARONNE est complète­ment renversé. Les trois blessés sont placés avec pré­caution dans une voiture Laffly de cavalerie. Beaumont est traversé sans problème. Dans la ville, les derniers chars de la compagnie brûlent. A Maubeuge, les trois blessés sont déposés à l’hôpital.
Après 36 heures de combat, le commandant et les 4 capitaines sont morts ou blessés. Les trois compa­gnies sont détruites.