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                                                                        3ème BATAILLON DE CHARS LÉGERS

 

 

 

 

 


Témoignage du Lieutenant Lagrange, 3e Compagnie écrit le 10 juillet 1940.

 

" Mon capitaine,

J’ai été très heureux d’avoir de vos nouvelles et très content de savoir que vous avez pu retraiter jusqu‘en pays non occupé. Tant sont restés dont on n’a plus de nouvelles. J’aurais l’occasion tout à l’heure de vous parler du commandant Aurélin .
Vous m’avez demandé ce qu’a fait la compagnie. Je crois que ce n’est pas trop mal. Vous êtes venu nous voir le jour de Pâques – 24 mars -. Nous étions à Verdun. Nous y sommes resté jusqu'au 3 avril. A ce moment, la compagnie a été détachée pour manœuvrer avec la 1ère division d’infanterie coloniale dans la région Montfaucon, Romagne-sous-Montfaucon. Cela m’a donné l’occasion de connaître des terrains où les FT avaient été engagés pendant la guerre en grand nombre et sur de grands fronts. Nous espérions qu’il en serait de même pour nous. Nous sommes resté en manœuvre jusqu’au 12 avril. La première alerte nous a fait rentré dare-dare à Haudainville, à proximité de Verdun, où le bataillon s’était installé entre-temps. Jusqu’au 10 mai, il est toujours à Haudainville à réparer et entretenir le matériel assez fatigué par les manœuvres. Le 10 mai, alerte. Départ de tout le bataillon en colonne sur la route pour aller cantonner dans un bois entre Mouzay et Baalon (région nord-est de Stenay). A l’arrivée dans le bois, la colonne est mitraillée par avion. Aucun dégât. Le 11 mai, à 7 heures, quatre bombes d’avion tombent tout près du bivouac. Quétier est blessé. Le 12 mai, mouvement de tout le bataillon dans les bois de le région de Damvillers, à l’est des côtes de Meuse et à une vingtaine de kilomètres au nord de Verdun. Dans la nuit du 13 au 14 mai, nouveau départ en colonne. Toute la mâtinée sur la route. A 10 heures 30 , le bataillon arrive à Laneuville-sur-Meuse, à côté de Stenay. Depuis le 10 mai, le bataillon à bouclé sur la route une boucle à l’est des côtes de Meuse. Mais ce jour-là, les opérations actives vont commencer. Le bataillon est mis pour la première fois à la disposition d’une unité d’infanterie : le 3ème régiment d’infanterie colonial avec qui j’avais manœuvré quelques jours plus tôt. La 3ème compagnie marche avec le bataillon de réserve de ce régiment. Le soir, sans un coup de fusil, le 3ème RIC et le 3ème BCL se trouvent dans Beaumont-en-Argonne, en point d’appui fermé.
Le 15 mai, à 14 heures, la compagnie est mise à la disposition du 1er bataillon du 3ème RIC pour appuyer la progression de ce bataillon en direction du nord jusqu’à Pourron. Position de départ : Bois des Commorgnières (trois kilomètres au sud de Beaumont). Axe de marche : la vallée du ruisseau Yoncq-Pourron. Progression de 16 heures 19 heures 30 environ. Contact avec les Boches juste à l’entrée de Pourron. Six motocyclistes font demi-tour et filent en voyant nos chars. Pendant que l’infanterie s’installe dans les bois à l’ouest du village, la compagnie tient le village de Pourron seule. Nous étions allés jusqu’à la Meuse sans rencontrer de résistance. Mais, à notre gauche, la 2ème compagnie, qui appuyait le bataillon voisin, s’était fait accrocher à la hauteur de Yoncq. Vers minuit, ordre de repli pour les chars et l’infanterie. A partir de 2 heures du matin, replis des chars par échelon, en bouchon sur les routes et la compagnie revient seule. Quand on passe dans Yoncq au petit jour, elle est saluée de quelques coups d’armes automatiques. On ne tire pas de peur de trouver des coloniaux au bout des lignes de mire.
Le 16 mai vers 6 heures, étant en tête de colonne, je vois arriver avant Beaumont le capitaine Birepion qui me donne l’ordre de repli d’urgence, direction Buzancy. On refait quelques pleins et on repart. La route est très encombrée par des unités de tous genres qui se replient elles aussi. Vers 10 heures, la compagnie est arrêtée à la ferme Petit Forêt (deux kilomètres sud-sud-ouest de Beaumont), avec mission de s’installer là et de préparer des contres-attaques en direction du nord contre les engins blindés. Il n’y a pas d’infanterie devant nous, puis arrive une section de tirailleurs Sénégalais et quatre canons de 47 antichars. Tout ça s’installe et je prépare nos contre-attaques. Nuit calme.
Le 17 mai, mâtinée très calme, on tue un cochon, on fait la cuisine. A 14 heures brusquement, tirs d’artillerie assez violents sur la ferme. On voit de loin des Boches approcher en formation d’attaque et précédés d’engins blindés. J’engage mes quatre sections pour se porter en avant des Boches. Les chars boches profitent d’un petit thalweg pour filer et l’infanterie allemande reste seule. On la tire. Elle n’insiste pas. J’ai admiré ce jour-là la précision de l’artillerie boche. Au fur et à mesure que les sections débouchaient de 50 mètres en 50 mètres, un barrage d’une précision extraordinaire tombait sur la section. Deux erreurs se sont produites qui nous ont causé nos deux premiers tués. Dumont d’abord qui, revenant un peu perdu, a été canardé par les Sénégalais. Il a riposté. A ce moment, un canon de 25 français, voyant un char tirer sur l’infanterie, a ouvert le feu et, à 50 mètres, a tiré deux obus dans la tourelle. L’un a juste écorné, l’autre, traversant le blindage comme un emporte-pièce, lui a traversé le bras droit qui tenait la mitrailleuse pour lui aboutir dans la poitrine. Le pauvre Dumont a été tué sur le coup. Il est enterré un peu au sud à Nouart, auprès d’une ferme. Jacquet, passé sous-lieutenant et arrivé à la compagnie depuis très peu de temps, a eu son char qui a sauté sur une mine française. Lui n’a rien eu mais son mécanicien, Desclos Eugène (le petit) a eu les deux jambes mises en miettes par l’enfoncement du plancher et est mort avant qu’on ait eu le temps d’aller le chercher. Il est enterré à côté de Dumont. Ce jour-là d’ailleurs, il y a eu de la casse soit par le bombardement, soit parmi les équipages sortis de leurs chars pour une raison quelconque au cours du combat : Beaumu (le caporal-chef) blessé par balle en sortant de son char ; Josse blessé par éclat d’obus ; trois sergents de la compagnie d’échelon et de la section de remplacement qui remplaçaient avec leurs chars des équipages de la compagnie dont les chars étaient en réparation. Tous les chars avaient besoin, après les nombreux kilomètres et cette journée de combat, de petites réparations. La compagnie, sauf deux chars, s’est donc repliée sur la CE installée à Villers-devant-Dun, pour réparer son matériel. Seule la 1ère compagnie était maintenue à la disposition du 12ème régiment de tirailleurs sénégalais. Quelques chefs de char et deux chefs de section, Jacquet et Genot , restaient là pour remplacer des camarades de la 1ère qui avaient encaissé (Séraut blessé à une jambe et Hébert sauté comme Jacquet sur mine française mais qui dans le coup avait été complètement choqué).
Le 18 mai, pendant que la compagnie était à réparer son matériel, la 1ère compagnie a été engagée en contre-attaque sur le terrain de combat de la veille. La progression s’est bien faite mais les tirailleurs, sur le terrain en vue, ont tiré toute la journée et vers 17 heures se sont trouvé isolés sans munitions et ont dû se replier. C’est ce jour-là que Jacquet a fait quelque chose de très bien. Après avoir mené l’infanterie sur son objectif, il se repliait quand il a vu une contre-attaque boche arriver sur le flanc des tirailleurs. Il s’est immédiatement engagé contre elle, seul, ses deux chars subordonnés ne l’ayant pas compris, et, pendant une demi-heure peut-être, il a fait la corrida, seul, au milieu de deux cents Boches, peut-être, en faisant une véritable boucherie. Il n’est revenu que sa tourelle criblée de balles antichars ne tournant plus et mitrailleuse enrayée. Naturellement, les pertes en matériel, par panne mécanique ou de terrain, avaient été assez sévères. A partir de ce moment, les 1ère et 3ème compagnies ont été fondues en une seule, la 2ème et la section de remplacement de la CE formant une deuxième compagnie de combat. Dans la nuit du 18 au 19 mai, je suis remonté avec nos chars disponibles pour reformer une compagnie avec les chars restant de la 1ère. Le 19 mai, l’infanterie refusant de libérer la compagnie, celle-ci reste embossée dans les bois.
Les 20, 21 et 22 mai, idem. Une attaque d’infanterie allemande sur le front est facilement repoussée par les tirailleurs. Malheureusement, il n’en est pas de même à notre gauche où le régiment voisin a cédé. Une section s’engage en fin de journée dans les layons des bois avec une compagnie d’infanterie pour protéger le flanc.
Le 24 mai sera de même. Toue la matinée du 26 aussi. Mais, ce soir-là, vers 20 heures, au moment où arrive la soupe, une salve boche arrive à proximité du PC où se trouve un petit groupe. L’adjudant-chef Weiler (le frère de celui de la compagnie en temps de paix) est tué. Boisard est tué. Le sergent Bordas est très gravement blessé. Il mourra le lendemain à l’hôpital. Il en sera de même d’un aspirant nouvellement arrivé. Bourzeix, un motocycliste, et Taté sont grièvement blessés. Greffin et moi très légèrement. J’ai donc dû quitter la compagnie pendant quelques jours.
Les 27 et 28 , la compagnie, commandée par le capitaine de la 1ère, est restée sans changement.
Du 29 au 31, pour ne pas ébranler le moral de l’infanterie, les sections sont repliées progressivement et la compagnie revient en réserve de contre-attaque à Nouart. C’est là que je la retrouve le 4 juin.
Du 4 au 8 juin, pas de changement. Ce sera la fin de notre action sur la Meuse.
Le 8 juin vont commencer les opérations sur l’Aisne. A 14 heures, la compagnie est alertée. Elle reprend la route et se trouve en fin de journée dans la région de Machault, au sud-est de Rethel. Elle est mise à la disposition de la 14ème division d’infanterie, cette fameuse division que depuis le général Weygand a baptisé « division des as », commandée par le général de Lattre de Tassigny et composée des 35ème et 152ème régiment d’infanterie, ainsi que de la 3ème demi-brigade de chasseurs à pied. C’est la division de Belfort en temps de paix.
Le 9 juin, à 5 heures, les Boches attaquent sur l’Aisne et rapidement des infiltrations profondes se produisent sur le front de la division. De 6 à 10 heures, la répartition des sections sur le terrain change trois fois. Elle finit par se stabiliser en une section détachée à la disposition du 35ème. Elle se battra seule. Avec les trois autres, je me mets aux ordres du colonel commandant la 3ème demi-brigade qui tient entre Seuil et Biermes (à six et deux kilomètres sur l’Aisne et le canal à l’est de Rethel). Le colonel commandant la demi-brigade, quand je prends liaison avec lui, est sans nouvelles de ses éléments sur l’Aisne, à l’ouest de Thugny-Trugy (à quatre kilomètres sur l’Aisne et le canal à l’est de Rethel). Il me donne l‘ordre de contre-attaquer avec deux pelotons moto du groupe de reconnaissance divisionnaire et une section de chasseurs à pied. Cela fait neuf chars et soixante hommes pour trois kilomètres de front. On y va quand même. A la première fois, l’infanterie ne suit pas. On remet ça plus tard et on s’aperçoit que la première contre-attaque a fait refluer les Boches. En fin de journée, quelques chars isolés vont faire le coup de feu avec des patrouilles d’infanterie sur le bord de l’Aisne.
Toute la journée du 10 juin sera occupée de la même façon, à patrouiller mais comme malgré le bombardement et les infiltrations, les chasseurs et fantassins de la 14ème DI se sont maintenus sur les bords de l’Aisne, nulle part les Boches n’ont pu faire de passerelles et les chars boches qui avaient été signalés la veille en assez grand nombre ne sont pas passés. Par contre, les éléments d’infanterie allemande qui avaient reflué la veille sont resté entre Aisne et canal, et dans la journée du 10, la 14ème D.I. a fait huit cents prisonniers environ dont un détachement des chars venu pour préparer le passage. L’infanterie qui se trouvait devant n’était pas des plus mauvaise puisqu’il se trouvait parmi elle le 123ème Panzerjäger. Malheureusement, les divisions voisines n’ont pas aussi bien tenu. La 2ème compagnie qui avait été mise à la disposition de notre division voisine à gauche est tombé sur cinquante chars boches. Elle a très bien combattu mais a eu de la casse. En fin de journée, nous avons reçu l’ordre de repli général derrière l’Aisne. Toute la nuit du 10 au 11 a donc été prise par le mouvement.
Le 11, nous sommes resté sur l’Aisne, toujours à la disposition de la 14ème D.I. mais qui n’a pas eu à nous employer. En fin de journée, comme il ne me restait plus que deux chars, les autres ayant dû être évacués pour panne mécanique ou abandonnés en panne de terrain, sans qu’on puisse rien y faire faute de moyen, j’ai reçu l’ordre de donner mes chars à la 2ème compagnie et de revenir à l’échelon. Cela a été la fin de la 3ème compagnie en tant que combat.
Mais le matériel s’était révélé excellent contre les armes ennemies. Dans la compagnie, pas un char n’avait été mis hors de combat par arme antichars ou bombardement, malgré les nombreux impacts. Seul l’état général mécanique du matériel était mauvais. Vous savez ce qu’il était ! Nous avons manqué de temps pour entretenir et réparer, et avons dû pousser le matériel à un point où en temps de paix on n’aurait osé le faire. Fatalement, à ce moment, certaines pannes se sont révélées.
Je m’arrête là, mon capitaine, car on vient de m’apporter un papier. Je suis muté au groupe de bataillon de chars 511 pour être utilisé à l’encadrement des unités de GBC. Sitôt que je le pourrai, je vous indiquerai la suite des avatars de la compagnie.
Croyez, mon capitaine, à mon souvenir le plus respectueux
Signé : lieutenant Lagrange. »

Sources : Archives du SHAT Vincennes.