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       30e BATAILLON DE CHARS DE COMBAT

 

 

 

Récit du Lieutenant Jacques Cahen

Le 30e bataillon était stationné sur la rive droite de la Moselle depuis le 19 octobre 1939 et avait reçu depuis lors de différentes missions de contre-attaque éventuelle derrière les ouvrages de la ligne Maginot ; il avait été porté en avant le 17 mai 1940 et avait reçu alors des missions de protection immédiate des dessus d'ouvrages et des intervalles - missions qui prenaient chaque jour une importance accrue pour les raisons suivantes :
1° depuis le 10 mai, notre ligne d'avant-poste devant les ouvrages sur tout le front de Lorraine, avait été peu à peu ramenée en arrière puis supprimée, laissant les ouvrages eux-mêmes au contact immédiat de l'ennemi.
2° les troupes d’intervalles, elles aussi, avait été ramenées en arrière, puis supprimées, les missions de surveillance et retardatrices éventuelles, n'ayant été laissées qu'à de très faibles effectifs échelonnés sur un très large front ; et les divisions ainsi récupérées étaient descendues des lignes et avait été envoyées sur d'autres fronts.
Depuis des jours nous avions ainsi vu se vider littéralement ce qui, depuis le début de la guerre, constituait notre seul front actif.
À la place des cantonnements si fiévreux de vie intense, plus rien. Sous les bois, jadis remplis de troupes, de matériel, de chevaux, de camions, plus rien. Partout le vide et la solitude. Nous restions à peu près seuls, nous les chars FT, avec les troupes des ouvrages, enterrées, invisibles. (Savez-vous que sur les positions de batteries, les pièces avaient été remplacées par des troncs d'arbres avec des roues simulées et des camouflage de branchages !)
Cette impression de solitude (triste réalité, hélas !) était augmentée du fait que nous avions vu redescendre toutes les troupes (y compris la 51e division anglaise, du général Fortune, montée en ligne 15 jours plus tôt). Cet abandon devenait plus angoissant à chaque heure, puisque les nouvelles nous parvenaient de l'avance irrésistible de l'ennemi.
Le 12 juin, rien n'était changé pour nous, théoriquement, mais nous nous savions pourtant définitivement tournés. Les ouvrages tenaient bon. Face au nord-est de rempli sur notre mission, mais nous sentions bien qu'un jour proche nous aurions à nous défendre aussi face à la Moselle, et qui sait, peut-être aussi face au sud-ouest. Nous connaissions admirablement le terrain ; les moindres replis du sol nous étaient familiers. Nous avions à notre disposition des ressources pour des semaines de lutte et de siège. Des vivres, des munitions, du carburant à ne savoir qu’en faire !
S'il avait fallu former un dernier carré avec les ouvrages, nous pouvions le constituer. Nos esprits et nos coeurs s'y étaient préparés. Nous ne pouvions plus rien faire pour arrêter le grand drame, c'est entendu. L'ennemi avait traversé la Seine, arrivait à Paris, déferlait vers la Loire, atteignait Dijon. De toutes façons, nous ne pouvions plus sortir de l'immense filet qui se refermait sur nous. Mais nous étions là, sur une position admirable. Nous allions aider nos camarades enterrés et nous allions tenir avec eux. Nous allions défendre notre Lorraine, miraculeusement intacte encore en ce 12 juin, derrière la ligne Maginot, alors que la moitié de notre pauvre pays connaissait déjà l'invasion. Quel symbole magistral ! Voyez-vous le sens admirable que prenait cette lutte désespérée ? Mais là. Là seulement, nulle part ailleurs.
Cela nous le sentions tous. Pour notre commandant, comme pour chacun de nous, comme pour le plus simple des chasseurs, c'était lumineux. Tragique, mais lumineux.
Mais voici que le jour se lève sur le 13 juin. Dès le matin, notre chef de bataillon, le commandant Vallangeon, est appelé à l'état-major de la D.I. je me souviendrai toujours de son retour à notre PC de Bettelainville. Cet homme, d'habitude si preste et si nerveux reste affaissé dans le fond de sa voiture, alors que depuis quelques instants déjà, elle s’est arrêtée devant la porte. Il est pâle et défait, au point que je me précipite pour l'aider, persuadé que je suis qu’en cours de route, il a été blessé. Ce n'est pas cela, c'est bien autre chose ! Il rapporte un ordre qui va nous bouleverser tous, comme il l'est déjà lui-même. C'est l'ordre de repli ! Simplement…. À la nuit, les compagnies décrocheront, quitteront les positions et le 30e bataillon battra en retraite, sans s'être battu !
Au lieu d'une défense sur place, sans espoir bien sûr, mais magnifique, nous recevons l'ordre de nous en aller. Nous allons abandonner nos camarades des ouvrages à leur sort de partir. Pour où ? Cela nul ne le sait naturellement.
Il n'est plus question de passer pour atteindre la zone encore libre puisque nous sommes englobés dans une division de marche, placée sous le commandement du général Besse, dont nous, vieux petits chars Renault de l'autre guerre, nous allons fermer la marche et couvrir la retraite.
Il y a plus aucun moyen de transport, les trains ne passent plus, l'aviation ennemie bombardant les convois et coupant les voies.
Les camions de la compagnie de transport 83, qui transportaient habituellement notre bataillon, ont été envoyé en Norvège au mois d'avril et n'ont jamais été remplacés. C'est donc sur chenilles que nous allons faire mouvement. Parfaitement… !
Nous quittons un secteur formidablement fortifié, admirablement connu de tous, pourvu d'inépuisables réserves de guerre pour nous jeter dans une zone où il n'y a pas la moindre tranchée, pas un mètre de barbelés, pas un dépôt de munitions, pas un magasin de vivres.
Rien…
Entretemps l'ennemi nous a rejoint, les hommes étaient harassés, le matériel usé, nous n'avions plus de carburant et comme munitions, nous ne disposions que de celles que nous avions pu transporter nous-mêmes. Et nous n'avions comme vivres - notre compagnie d'échelon nous ayant été enlevée et ayant disparue (sur un ordre venu d’où ?) - que ceux que j'ai pu acheter ou réquisitionner moi-même les 17 et 18 juin (même le 18 à Nancy et à Bayon, alors que les Allemands y étaient déjà).
Voilà qui aidera à comprendre maintenant notre état d'esprit lorsque nous avons vécu ses heures effroyables et qui situe mieux notre désespoir quand vint l’heure des derniers combats, de l'ultime sacrifice ! Désespoir, non pas de nous battre et de faire payer cher notre peau, mais désespoir d'engager le combat dans des conditions aussi lamentables et sans le plus minuscule espoir de vaincre et, même de remplir un rôle utile.
Vous lirez en les comprenant mieux, les lignes qui résument les événements de ces dures journées.

 

Journal de marche de la deuxième compagnie du 30e BCC
Du 13 au 18 juin, lamentable épisode de cet affreux repli effectué dans une cohue indescriptible, au milieu d'effectifs énormes, d'un matériel innombrable, de civils affolés, se sauvant dans toutes les directions, et parmi les destructions et les incendies des dépôts de munitions, d'essence et de vivres. Triste spectacle !
La 2/30 n'a perdu en chemin que quatre chars irréparables.
Le 18, le PC a été établi à Burthecourt. Le commandant se tient en liaison avec les compagnies établies sur la Meurthe, la 1ère compagnie (lieutenant Chantreau) à Rosières aux Salines, la 2e à Saint-Nicolas du Port. La moitié de la 3e encore présente devait être avec la 1ère ; l'autre moitié, enlevée par la CT 83, ayant pu passer en zone libre avec la compagnie d'échelon (capitaine de Lauzanne).

Le 18 juin, matinée consacrée à la mise en état des chars. Dispositif de l'infanterie (division de marche du général Besse) pour le secteur imparti à nos chars, sous le commandement du chef de bataillon, commandant le 21e bataillon d'instruction. En défense le long de la Meurthe, de La Soudière aux lisières ouest de Saint-Nicolas, un bataillon du 160e R.I. et le 21e B.I.
14h30 - Le génie fait sauter les ponts sur la Meurthe. Les premiers éléments Allemands apparaissent de l'autre côté.
15 heures - L'ennemi essaie de franchir la rivière en utilisant les restes du pont de Saint-Nicolas.
En l'absence du capitaine parti en liaison au PC, le sous-lieutenant Souchon emmène sa section au pont et ouvre le feu, interdisant le passage.
Pendant toute l'après-midi, les sections Souchon et Bertoux se remplacent au pont de Saint-Nicolas : combats fragmentaires et décousus. Le chasseur Signac est blessé, ainsi que le sous-lieutenant Souchon qui, légèrement atteint au bras, ne se fera pas évacuer.

19 juin : 2h30 - Les trois sections de chars sont mises en place dans Saint-Nicolas, prêtes à intervenir.
4 heures - Début d'un très violent bombardement sur Saint-Nicolas avec 105 et 150 et qui durera jusqu'à 9h30.
9h30 - La première section (sous-lieutenant Souchon) se porte sur le pont pour repousser les infiltrations ennemies.
Le chef de bataillon Emery, commandant le 2e bataillon du 161e R.I. demande une section de chars à la Madeleine. La 2e section (sous-lieutenant Confida) de 9h45 à 12h30 y réduit avec succès les infiltrations ennemies qui se sont produites sur la rive sud de la Meurthe, près de La Soudière.
11h15 – La section Souchon tient toujours le pont de Saint-Nicolas, malgré les armes antichars. Le char du caporal Durand est détruit par une arme antichars ; l'équipage n'est pas atteint, le caporal Durand sauve sa mitrailleuse.
11h30 - Le char du sous-lieutenant Souchon reçoit plusieurs obus antichars. Son mécanicien, chasseur Pinçon est tué. Souchon, blessé à la cuisse et dans le dos (trois blessures légères) parvient sortir du char en flammes. Il ne se laissera pas évacuer, mais assurera la liaison avec le bataillon.
Le régiment d'infanterie qui tenait Saint-Nicolas abandonne son poste de combat, laissant sur place armes et munitions.
11h40 - La 3e section (aspirant Bertoux) remplace la section Souchon au pont de Saint-Nicolas et se maintiendra à ce point capital, sans aucune infanterie, jusqu'à 12h30.
Le capitaine commandant la compagnie de chars parvient à persuader le commandant du 21e B.I. d'établir son infanterie pour tenir les crêtes au sud de Saint-Nicolas.
De 12h30 à 14h30, la section Bertoux et les deux derniers chars de la section Souchon assurent, seuls, la défense de Saint-Nicolas.
14h30 - Les chars protègent l'installation de l'infanterie.
15h30 - L'infanterie abandonne ses positions sans même prévenir les chars. Le capitaine commandant la 2/30 est obligés d'aller lui-même à pied rechercher l'aspirant Bertoux à Saint-Nicolas.
16h30 - Le capitaine emmène les sept chars restant à Manoncourt, fait le plein des chars et demande des ordres au chef de bataillon à Burthecourt. Le commandant Vallengeon essaie de téléphoner au PC du général Besse, au château de Sandronvillers ; il ne répond plus.
Le capitaine de Billy que le commandant avait envoyé auprès du général, revient sans l'avoir trouvé : le château était vide.
18h30 - le commandant renvoie au capitaine commandant la deuxième compagnie, l'ordre suivant :
« si vous n'avez plus d'éléments de résistance avec vous, brûlez vos chars et repliez votre personnel sur Burthecourt. »
À la réception de cet ordre, le capitaine décide de se replier avec tout le personnel et ses chars. Mais avant d'arriver à Burthecourt, il reçoit l'ordre impératif de détruire les chars sur la route, ce qui fut fait dans le désespoir !
Vers 21 heures ces hommes qui voulaient encore se battre sont faits prisonniers avec tout l'état-major du bataillon ; et un peu plus tard l'échelon sur roues.
La section Confida, elle, est restée à la Madeleine. Pendant tout l'après-midi, sous un violent bombardement, elle a couvert le flanc ouest, sans infanterie. Le chef de section réussit à détruire un canon de 37.
À 19h30 il reçoit mission de reconnaître les premières lignes ennemies au sud ; mission qu'il remplit avec succès.

Le 20 juin à 4h30 la section Confida est faite prisonnière en même temps que le 2e bataillon du 161e R.I.F. après avoir détruit ses armes et ses chars.

 

Sources : Archives du SHAT Vincennes.