LYNX II 1er RC 2e Escadron
Extrait du Journal de Marche de Pierre FAGET, aide-pilote du Lynx II. Nous touchons le char "Lynx II", ex "Lieutenant de la Noé", char du Capitaine, le 10 mars 1945 (Le "Lynx I", avec le même conducteur, Roland Pagès, avait été détruit par bazooka lors de la prise de Colmar, le 2 février 1945). Nous sommes en stationnement à Eckbolsheim (Strasbourg). 23 mars 1945 ‑ A 14h., nous quittons Eckbolsheim pour une destination inconnue. Le soir, à 16h.30, nous stationnons dans un village situé à 4 km. de la frontière (Oberseebach). 31 mars ‑ A 12h45, nous quittons ce gentil petit village et une heure après nous passons la frontière franco-allemande. 2 avril, 0h.30 ‑ Réveil. Il faut partir, Charles rouspète ; enfin, pas d'incident, nous arrivons au bord du Rhin à Germersheim et nous cassons la croûte. Le rhum est apprécié de tout le monde, particulièrement de Charles. Enfin, c'est notre tour de passer. A 19h. nous sommes sur le radeau et, au moment où nous traversons, le service cinématographique nous prend en photo. 4 avril ‑ Pour ne pas changer, réveil à 4 h. Nous nous levons les yeux gonflés de sommeil et prenons nos postes. A 5h., nous démarrons et arrivons à 8 km. Sur l'autostrade qui mène à Karlsruhe. Là pendant toute la matinée, nous sommes tenus en respect par des obus de 88 qui nous font nous renfermer dans notre char. L'ordre de revenir à Starfort est donné et nous prenons le chemin du retour. 5 avril ‑ 5h. du matin, réveil pour l’attaque prévue. Départ à 5h45 tous feux éteints. A 7h45, nous arrivons près de la position d'attaque. L'artillerie commence la préparation, puis nous démarrons en formation. Jeannot effectue un bon tir à la lisière d'une forêt. Nous arrivons au village de Weingarten et Jeannot a fait mouche sur le clocher qui pouvait servir de point d'observation. A 10h., le village était pris et des prisonniers faits. A 11h30, départ pour prendre l'autre village. Nous arrivons à l'entrée de Johlingen où se trouve un 88 abandonné et intact. Beaucoup d'Allemands se rendent et l'entrée se fait lentement, le village étant assez grand. La tournée finie, nous sortons du char et je vais avec Roland faire l'inspection d'une maison ; nous trouvons un civil un peu trop jeune. La maison est fouillée et nous découvrons une veste de S. S. et un revolver français de St. Etienne. Aussitôt, nous revenons et faisons amener cet homme à l'échelon, ne voulant pas le laisser échapper. D'autre part, si nous faisons des prisonniers nous en libérons aussi, et cela nous réconforte d'entendre parler des hommes de notre France, prisonniers de nos ennemis. Pour notre première attaque ensemble, nous sommes contents et avons confiance les uns dans les autres, bien que Charles parle un peu trop et énerve notre conducteur Pagès. 6 avril ‑ Nous devons reprendre à revers Königsbach qui avait été pris par le 3e Escadron, mais contre‑attaqué par l'ennemi durant la nuit. Nous nous sommes installés à la lisière d'une forêt d'où nous pouvons repérer les armes anti‑chars et les chars. L'artillerie alliée fait du bon travail et à 11h30 nous attaquons en liaison avec le 3e Escadron. A midi, alors que Charles nous commandait, il reçoit une balle dans le bras droit. Il garde son sang‑froid, nous dit qu'il est touché et donne l'ordre à Jeannot de continuer son tir. Nous sommes affectés, mais nous continuons le combat. Le Sous‑Lieutenant des Commandos prend sa place, alors qu'il est évacué, et nous continuons. Jeannot, sous la direction de notre Chef de char provisoire, effectue des tirs qui ne sont qu'à son honneur. Arrivés à 500 mètres du village, nous stationnons et quelques 88 nous tombent dessus. Grâce à l'expérience de Roland, nous évitons un 88 qui aurait pu nous faire du mal. A 2h., nous entrons dans le village et l'occupation commerce. Des morts allemands gisent encore à terre, serrant leur bazooka. Le soir, nous allons voir Charles qui n'a pas encore été évacué. Il souffre, mais surtout moralement de quitter son équipage qu'il aimait tant. Pour nous il en est de même, car nous l'aimons non seulement comme un frère d'armes ou un chef, mais comme un véritable frère. II vit toujours dans son char par le souvenir et parmi nous. Nous saurons faire avec notre nouveau chef ce que nous aurions voulu faire avec lui, c'est‑à‑dire du beau travail. Avant de nous coucher, Jeannot et moi allons voir les dégâts matériels. Un char de notre peloton, "L'Aspic III" est complètement brûlé, mais les membres de l'équipage ne sont que blessés, surtout brûlés à la face. Plus loin, un Sturmgeschütz allemand a aussi brûlé et, devant le char, un corps à moitié carbonisé est encore là. Nous allons voir un deuxième Sturmgeschütz touché par derrière ; devant, un homme qui semble mort ; nous le regardons : il semble demander à boire. Aussitôt, nous allons chercher une Jeep et nous le ramenons à l'infirmerie. 7 avril ‑ Depuis cinq jours, c'est notre première nuit de repos et nous pouvons dormir jusqu'à 7h. La matinée est assez calme. Une famille prépare notre déjeuner. Nous mangeons de bon cœur en compagnie de notre nouveau Chef de char, le Chef Papa. A 15h., ordre de départ pour l'attaque du village d'Ispringen. L'attaque est "très pacifique" et à 19h. nous faisons notre entrée. Entrée triomphale et accueil vraiment remarquable, mais incompréhensible : les gens sont heureux de cette libération (que j'appelle, moi, occupation . . . enfin !) A 20 h., ordre de départ : nous marchons sur Pforzheim, mais nous y arrivons très tard et nous ne pouvons attaquer. Après nettoyage, par l'Infanterie, de l'entrée de la ville, nous nous mettons en position et attendons la nuit qui nous permet de nous reposer. A l'entrée d'un village nous avons été survolés par un Junker 88, ce qui ne nous rassure guère. 8 avril ‑ Réveil à 5h30, départ à 6h30. Nous allons en reconnaissance avec le char de l'Aspirant, qui nous fait passer devant. Le Chef Papa se fait six fois marquer par un Sniper. Cette reconnaissance est plutôt du nettoyage et s'avère très dangereuse. Grâce à l'expérience de notre chef de char, nous nous en sortons. A 11h30 nous allons faire les pleins, puis rejoignons le reste de la colonne. A 12h. nous repartons pour une destination inconnue. Nous sommes encore dans les faubourgs de Pforzheim quand des armes automatiques, l'artillerie et les snipers ennemis rentrent en action. Toute la colonne est arrêtée. Jeannot exécute de beaux tirs sur les endroits suspects. A 14h45, nous apprenons que notre Capitaine, le Capitaine Dorance, est tué par une balle de sniper. Nous sommes consternés. D'autre part, l'ordre de repli est donné pour 15h15 ; mais, le moment venu, nous restons sur nos emplacements, non sans avoir reçu au préalable trois coups de 88 : un devant, un derrière et l'autre par dessus la tourelle. De justesse, nous les avons évités. Nous nous installons dans une rue et attendons les ordre. Vers 15h15, Gonzalès s'est foulé la main en chargeant un obus et j'ai pris sa place. Sans doute sera-t‑il évacué. Qui va‑t‑on avoir, alors que nous étions arrivés à réaliser le véritable esprit de char avec nos deux chefs ? Vers 21h., le nouveau chargeur arrive. C'est un ancien du 4e Cuir, Claude Charrin, un chic copain ; nous en sommes heureux. Nous prenons la garde au char deux heures chacun la nuit. 11 avril ‑ Roland et moi, qui, avons sommeil, dormons jusqu'à 9h. Nous nous faisons préparer à déjeuner lorsqu'à 10h30 l'ordre de départ arrive. Nous arrivons à Ottenhausen on nous rejoignons l'Escadron. 13 avril ‑ Nous nous levons à des heures différentes. Claude et moi éprouvons encore le besoin de rester au lit et, mieux que la veille, nous nous faisons porter le café au lit, avec beurre et confiture, par le chef. Véritable esprit d'équipe, n'est‑ce pas ? 14 avril - Réveil à 6h. Le Chef va prendre les ordres qui sont d'attendre l'Escadron. A midi, celui‑ci arrive et nous attendons l'heure d'attaquer. Nous traversons de superbes forêts et arrivons dans une cuvette où se trouve un petit village. A la sortie, une route qui mène à Calmbach. Nous empruntons cette route, étant char de tête : à 100 mètres de là, nous tombons sur une barricade. Aussitôt, aidés du Génie, nous enlevons les arbre et continuons notre route, pour tomber 1 km. plus loin devant un fossé anti‑char. Nous sommes donc obligés de faire demi‑tour et empruntons un sentier qui mène au village. Le nettoyage se fait très facilement et sans résistance, sauf quelques coups de mortier. A 19h., ordre d'attaquer. Trois Lights du 1er Escadron passent devant notre char. Celui de tête n'a pas fait 30 mètres, qu'un obus le touche. Nous avançons et repérons l'arme antichar, mais notre canon ne veut pas fonctionner. On utilise alors la mitrailleuse pendant que je passe les obus à Claude qui s'énerve, car il en a chargé 24 et 8 seulement ont percuté. Un autre char nous remplace et nous nous camouflons à la sortie du village. A 22h30, il faut faire les pleins, guère amusant et sans lumière. Après cette petite émotion, chacun trouva dans la nuit le médicament pour calmer ses nerfs. 15 avril ‑ Réveil à 7h. Nous démarrons et revenons au village pour faire un grand détour à travers une immense forêt de pins, A 9h30, nous sommes en position à la lisière de cette forêt et devant un nouveau village. Nous nous abritons sous les arbres, car l'aviation ennemie est signalée. L'ordre de départ arrive ; nous traversons Schomberg et nous nous arrêtons dans une nouvelle forêt. Nous enregistrons le passage de quelques Messerschmitt. A 19h30, nous repartons, traversons le village de Wurzbach, empruntons encore une forêt où nous rencontrons des barricades qu'il faut démolir. Nous repartons pour tomber à nouveau sur une barricade que nous contournons en passant à travers bois. Nous arrivons à Hagenbach où les gens agitent des mouchoirs blancs et ont le sourire. Il ne faut pas chercher à comprendre ! Nous poursuivons notre route jusqu'au village suivant (Ober‑Kollwangen) où nous nous installons à la sortie. Il est 22h. 18 avril ‑ Nous partons à 6h., traversons une forêt et prenons le village de Neuweiler sans aucun coup de feu. Nous repartons mais tombons sur une barricade. Nous sommes obligés de faire appel au Génie, mais, pour ne pas perdre de temps, nous contournons cet obstacle à travers bois et nous mettons en formation de ligne à la lisière. L'ordre venu, nous débouchons tous ensemble et prenons Gamgenwald à 11h. Nous continuons à travers une longue forêt pour arriver sur les hauteurs de Berneck. Nous dévalons à toute allure et les pins allemands ne résistent même pas. L'occupation est faite à midi. Nous sommes ensuite envoyés en patrouille sur la route menant à Stuttgart. A 13h30, nous attaquons un autre village, Altensteig, sans aucune résistance et, à 14h., l'occupation est faite. A 14h30, nous repartons, empruntons encore des bois, mais il y a des barbelés et il nous faut attendre. Une fois le passage libre, nous continuons notre course pour prendre Spielberg à 16h. A la sortie, nous voyons un véhicule fuir ; nous tirons dessus, mais il ne semble pas qu'il ait été touché. Nous nous allongeons sur l'herbe, tandis que les commandos de notre char vont patrouiller à la lisière. Tout d'un coup, nous voyons arriver deux cyclistes habillés en civil. Notre étonnement est grand ; nous les arrêtons et les interrogeons. Ils se disent "être en voyage pour se rendre à un village voisin". Un peu suspect... aussitôt emmenés au P. C. Un nouveau cycliste arrive : c'est un sous‑officier allemand qui, sans doute, allait au village que nous venons de prendre, ou alors était en reconnaissance. Il fut tellement étonné de nous voir, qu'il s'avança et fut fait prisonnier. L'ordre de départ arriva. Le village de Pfalzgrafenweiler est pris à 13h30. Là, nous faisons les pleins en essence et munitions et, à 19h30, on vient nous annoncer que nous devons faire une reconnaissance. Sans doute n'est‑on pas rassasié avec six villages dans la journée ? Nous partons avec trois chars légers, deux half‑tracks de la Légion, notre char et celui de notre Aspirant. Nous arrivons à Bossingen, qui est pris à 20h. sans résistance. Là, des prisonniers français nous accueillent, extrêmement joyeux et surpris de nous voir. Sans doute grisés et ne voulant pas rester sur un nombre impair, nous continuons pour arriver à Beihingen qui est pris à 20h30 sans résistance. Comme ce n'est qu'une reconnaissance, nous revenons à Pfalzgrafenweiler où les commandos nous ont fait préparer à manger. Nous allons nous coucher, heureux, en pensant que pour la première nuit nous ne sommes pas de garde ! Notre Lieutenant, le Lieutenant de Courson, pour employer l'expression militaire, "biche comme un pou", car les opérations de cette journée se sont effectuées sans aucune perte et il félicite même notre Chef. 19 avril ‑ Réveil à 3h30, appel à 8h. où il nous est dit de faire les vidanges. A 9h., nous nous mettons au travail : Roland et moi sur le moteur, pendant que Jeannot s'acharne après son canon et Claude après sa mitrailleuse : chose qui arrive assez souvent, il place à l'envers le verrou de la culasse mobile . . . aussi il se lamente, mais cela est vite réparé. Nous apprenons que l'ordre est donné aux commandos de nous quitter à 2h. Leur peine est grande, la nôtre aussi, car il existait une confiance merveilleuse entre eux et nous. En souvenir, nous prenons une photo du groupe. 20 avril ‑ Malheureusement, réveil à 4h. A moitié endormis, nous sautons du lit pour prendre nos places et, à 5h., nous démarrons. Grimmettstetten, Altheim, Hoehdorf, Wellmaringen. Nous roulons, traversant villages, forêts, prairies, tout cela au clair de lune, et nous arrivons à Metzingen à 3h15. Ochselbronn, Theiliqen, Altingen à 3h45, Reusten à 3h50. 21 avril ‑ Arrivés à Plattenhardt à 0 h. 50 Nous démarrons à 5 h. 45 pour passer à Hof à 6 h.10, à Stetten à 6 h. 25, et nous devons prendre Echterdingen qui est seulement à quelques kilomètres de Stuttgart. Nous perdons un char, le "Lannes", bazooké, passons char de tête et arrivons à la sortie du village à 3 h. 30 sans incidents. Nous prenons la route de Stuttgart où nous sommes en réserve. Nous avançons progressivement jusqu'à 8 km 500 de Stuttgart. A 13 h., nous repartons en direction du centre de la ville et, en cours de route, recevons un accueil extraordinaire aussi bien des Allemands que des Français. Cette occupation se fait sous une pluie battante, qui ne nous empêche pas d'avoir le sourire. Pour nous, c'est une double victoire : non seulement nous prenons une ville ennemie, mais encore libérons nombre de Français et même de Françaises, qui nagent dans la joie et ne savent comment nous exprimer leur gratitude. 23 avril ‑ Arrivés à Horb à 0h30, vite nous cherchons un endroit pour dormir, car nous tombons de sommeil. A 3h., réveil pour faire les pleins, ce qui ne nous enchante pas beaucoup. Enfin ! Ce travail fini, nous nous recouchons. A 9h., départ. Nous prenons la direction de Sulz, pour arriver à Rottweil où, en prenant un tournant, Jeannot percute dans une fontaine, déchenille le char et projette Claude et . . . les fromages par terre. Sans doute Claude n'est‑il jamais descendu aussi vite du char. Peu de casse, mal à la jambe uniquement. Le dépannage régimentaire vient réparer et nous sommes parés pour 13h30. Nous avons une petite visite . . . le Général Schlesser, passant par là, est venu au char et nous avons fait un bout de causette. 25 avril ‑ Nous passons à Sheer à 13h20, où nous voyons pour la première fois le Danube. 28 avril ‑ Nous arrivons à 20h30 à Ravensburg et continuons sur le village suivant, Friedrichshafen, que nous devons attaquer. Comme de bien entendu, nous passons char de tête et fonçons à toute allure sur la route. Nous allons si vite que nous dépassons le village et sommes obligés de faire demi‑tour. Le Chef se fait eng . . . Voilà ce que c'est d'être trop gonflé ! 29 avril ‑ Vers 3h., des avions français exécutent des piqués sur les bois environnants et c'est un beau spectacle. 30 avril ‑ Réveil à 6h. et Papa se lève en vitesse, car l'Aspirant l'eng . . . . . parce qu'il n'est pas au char. Sa colère passe sur nous et, manque de pot, la radio ne fonctionne pas ; aussi l'entendons‑nous davantage . . . Nous nous engageons sur une route et, à un tournant, se présente un motocycliste allemand ; le prenant pour un des nôtres nous le regardons . . . mais il fait demi‑tour et c'est trop tard. Nous prenons quelques « marrons » et l'Infanterie fait des prisonniers. Après une attente, nous repartons à l'attaque du village sur lequel notre artillerie envoie quelques "matraques". A 11h15 nous prenons Muhensweiler et passons en Autriche. Nous enlevons le village suivant et, à 12h45, nous apercevons le Lac de Constance. Il faut passer à l'attaque de Lochau, situé à 2km de Bregenz. Nous sommes char de tête et défilons à toute allure dans les rues, quand un motocycliste débouche d'une rue adjacente. Nous tirons dessus, mais il en réchappe. Nous arrivons à la sortie du village. A 13h50, nous sommes bazookés. Peut‑on savoir l'effet d'un panzerfaust sur un char ? Non. Il faut que son propre char ait été atteint pour le comprendre. Des postes avant, Roland et moi voyons une grande flamme en même temps que dans le char on ressent une secousse violente et qu'une fumée noire envahit l'intérieur. Nous avons tous compris ce qui nous arrive, particulièrement ceux de la tourelle. Aussitôt tout le monde saute du char. Roland et moi, brusquement, voyons Papa et Jeannot au milieu de la route. Papa, gesticulant comme un aveugle, cherchant à tâtons ce qu'il a devant lui. Et, précisément, il était aveugle et criait : "Je suis aveugle, je ne vois pas". Entraîné par Jeannot et deux légionnaires qui étaient sur la plaque moteur du char, ils se dirigent vers une maison qui se trouve au tournant de la route. La porte est fermée à clef. Avec Roland, croyant nous abriter, nous nous plaquons derrière la maison, en pleine vue d'un 88 que nous n'avions pas repéré et qui se trouve au croisement de la route qui va à Bregenz et de celle qui longe le lac de Constance. Des mitrailleuses de 20 mm font entendre leur "ta‑ta‑ta" régulier. Nous enjambons aussitôt une fenêtre et pénétrons dans la maison. C'est alors que les légionnaires, n'ayant pu réussir à ouvrir, veulent faire sauter la porte par une rafale de mitraillette. De nos deux voix s'élève cette phrase : "Ne tirez pas, nous sommes là". De tous nos efforts concentrés, nous faisons sauter la porte. Aussitôt, je fais asseoir Papa sur une chaise dans le couloir. A ce moment, un uniforme allemand se détache dans l'escalier ; c'est un jeune : il lève les bras et se rend. ‑ "Kom" (viens) ! lui dis‑je avec force gestes ; "Achtung, sie wollen nicht kapout immer mit mich", ce qui pour moi voulait dire : "Attention, si tu ne veux pas mourir, reste à côté de moi et ne fais pas un geste de travers, sinon kapout." Et j'accompagne ce mot de la main droite coupant la gorge. A mon charabia, il répondit : - "Mais je parle français, je suis Alsacien !" - "Toi, Alsacien", m'exclamai‑je. ‑ "Oui, j'ai été enrôlé de force dans l'armée allemande, mais je ne veux pas me battre contre les Français". - "Puisque tu ne veux pas te battre contre les Français, aide ‑ moi alors à descendre mon camarade dans la cave", C'est alors que, tous deux, nous transportâmes Papa dans la cave ; à peine étions‑nous dans l'escalier, qu'un bruit formidable se fait entendre : c'est un 88 qui traverse la maison et passe juste à la place on nous étions. Nous nous regardons ; nous sommes tous couverts de poussière blanche venant du plafond, mais peu importe, nous l'avons échappé belle ! Les 88 continuent à traverser la maison dans un fracas de tous les diables. Ayant mis Papa sur une chaise longue, nous nous apercevons alors qu'il en manque un à l'appel. Je m'inquiète : "Et Claude ?" Papa, qui a entendu, a comme un sursaut et, de ce visage en sang, de ce visage qui ne voit plus, sortent ces mots - "Claude, le pauvre Claude est mort", et ses yeux blessés pleurent. Nous sommes des hommes et pourtant chacun retient ses larmes, car c'est un frère qui n'est plus, un frère qui a vécu tout le temps avec nous, partageant nos émotions, comme nos joies, un frère dont le souvenir restera gravé dans nos mémoires, tant nous l'aimions pour sa simplicité et son sang‑froid. Nos pensées étaient près de lui, quand un bruit formidable éclate; nous sommes couverts de blanc. C'est un obus qui vient encore de traverser la maison. Un légionnaire monte au rez‑de‑chaussée, redescend en vitesse nous nous dit : "La maison prend feu, les Français reculent." Nous nous sentons glacés, mais aucun signe de peur sur nos visages. Nous attendons les évènements. Aussitôt, les valides vont éteindre le feu, pendant que Jeannot, agissant inconsciemment, sort de la maison pour aller chercher la boîte à pharmacie pour soigner Papa et se soigner lui‑même. Je ne raconterai pas son courage admirable. Il revient avec la précieuse boîte. Aussitôt, aidé d'une Allemande, je me mets en devoir de soigner Papa qui serre nerveusement ma main et ne veut pas la lâcher. Il souffre et n'entend pas très bien, mais surtout ne voit plus. Je ne cesse de l'encourager en attendant les secours. C'est alors qu'il me dit : - "Mais qui est près de moi ? - "Mais c'est Pierrot - "Non ce n'est pas vrai. - "Mais si, Papa, Tu ne reconnais pas ma voix ? ‑ "Non, ce n'est pas toi." Je lui fais alors toucher mon casque et surtout le fil pour embrancher la radio, car je le mettais assez particulièrement. (Ce fil me gênant pour sortir du char, je le mettais à l'intérieur de ma combinaison et ne laissait sortir que le petit bout noir). Rien qu'à ce contact ‑ un vague sourire lui éclaire le visage et il me dit : - "C'est Pierrot. ‑ "Oui, Papa, courage, patience. - "Dis‑moi ce que j'ai, je ne vois pas. - "Oui, je sais, tu as du sang qui s'est coagulé sur tes yeux. - "Pierrot, je vais être aveugle. - "Mais non, Papa. - "Tu me dis cela par amitié. - "Mais non, c'est la vérité. - "Comment ai‑je les yeux ? - "Le gauche est fermé, mais l'oeil droit est grand ouvert. - "Grand ouvert !… s'exclama‑t‑il, tu vois je suis aveugle ! Pendant ce petit dialogue, je ne cessais de lui laver le visage et bien que je voulus lui cacher ses véritables blessures, j'avais peur que ce mot « aveugle » ne devienne une réalité. Pendant ce temps, Roland s'occupait de Jeannot qui commençait à se trouver mal. Immédiatement, il lui donna des cachets américains qui lui firent l'effet d'un coup de fouet, et il fut aussi alerte qu'auparavant, quoique son visage portât les marques d'une forte fatigue et que ses habits fussent couverts de sang. Papa se plaint de la jambe gauche. Je lui enlève sa botte, toujours aidé par l'Alsacien et l'Allemande ; nous lui coupons sa combinaison, son pantalon. Du sang apparaît sur la chaussette blanche ; c'est alors que j'aperçois deux petits trous, l'un au mollet, l'autre à la cuisse. Deux éclats. Nous lui faisons un pansement sommaire. A ce moment, nous voyons apparaître dans la cave notre Aspirant qui nous tranquillise et qui nous dit que les blessés peuvent être évacués. Le 88 a été descendu par un char du peloton, "Le Lion", qui, grâce à une habile manœuvre l'a rendu muet du premier coup. Papa et Jeannot nous quittent et, avec Roland, nous approchons de notre char, d'où Augé, le chargeur du « Léopard» retire Claude et l'entoure d'une couverture qui sera son linceul. Nous le voyons s'éloigner, enlevé sur une civière et nous voudrions lui crier: "Reviens vite avec nous". Hélas ! il est déjà au paradis des heureux. Nous le fixons jusqu'à ce qu'il disparaisse au premier tournant mais dans nos cœurs il est toujours là, avec nous. Nous essayons de manger, mais rien ne peut passer. Nous allons nous coucher et sombrons dans un sommeil si profond que nous n'entendons pas l'artillerie de chez nous qui met Bregenz en feu. 1er mai ‑ Lever à 9h. Nous nous occupons de nettoyer la tourelle baignée du sang de Claude. Le soir, tout est net et nous rejoignons l'Escadron à Bregenz. On parle de nous envoyer dans un E.R.D. pour changer la tourelle. Nous attendons. 3 mai ‑ Le soir, l'escadron démarre et nous suivons. Arrivés à 23h. à Lustenau, nous avons une belle maison pour nous reposer après avoir cassé la croûte avec "Le Léopard". 7 mai ‑ Grande Surprise : Jeannot est là. Notre joie est grande ! Ses blessures n'étaient pas graves, mais il avait tout de même 7 éclats dans la tête. Il a refusé de se faire évacuer pour rester avec nous. "Le Lynx II" se trouve renforcé et nous voilà trois. 8 mai ‑ Nous apprenons par la radio la fin du grand cauchemar en Europe. Notre joie est immense, mais vite assombrie en pensant à tous ceux qui ne peuvent goûter cette joie. Pour nous trois, particulièrement, notre pensée va tout droit à Claude, pour lequel nous avions une si grande affection née de nos combats communs. Son souvenir ne nous quittera pas et si des êtres chers le pleurent, nous aussi l'avons pleuré comme on pleure un frère. 11 mai ‑ L'Escadron se déplace à nouveau, mais cette fois le "Lynx II" doit être amené à l'atelier des réparations qui sera sa dernière demeure. Et là s'arrête la vie du "Lynx II" . . . |