Historique sommaire de
la 346e compagnie autonome de chars D2 bis
 
 
Compte rendu de l'Aspirant Sarazin

12 avril 1940
L'effectif d'un bataillon quitte le dépôt numéro 511 de Bourges pour se rendre à La Bussière (Loiret).
Personnel : jeunes mobilisés ou récupérer, quelques sous-officiers de réserve, les aspirants et des sous-lieutenants de la promotion de mars à de l'école des chars. Il s'agit de former un bataillon de B1 bis, le 108e, sous la direction du commandant Héritier.
Le 10 mai était arrivé et aucun B1 bis n'avait été livré. Au dernier moment, on avait reçu quelques FT pour instruction.

Formation de la 346e compagnie autonome.
Au 10 mai, émiettement du bataillon en formation.
- Une section B (matériel et instruction)
- Une compagnie B sous la direction du capitaine Grand
- Plusieurs détachements (FT pour la garde des camps d'aviation).
Enfin le 18 mai, formation d'une nouvelle compagnie.
250 hommes, venus pour la plupart du dépôt, sans formation, et même sans équipement.
13 aspirants ou sous-lieutenants.
Sous le commandement du capitaine Durand, venant d'un régiment régional (Nancy).
Matériel : 10 chars D2 neufs (matériel inconnu de tous).
Une compagnie d'échelon entière.
Le tout en deux trains qui partirent de Gien dans la nuit du 19 au 20. Un ordre d'attaque (nous le sûmes plus tard) était prévu pour nous le 20 à sept heures du matin !!!
Le voyage fut gêné dès l'aube du 20 (le Bourget) par des bombardements. À Villers-Cotterêts des motocyclistes venant de Gien nous apportaient les percuteurs des 47, qui, paraît-il, manquaient dans le matériel : c'était heureux, nous n'avions rien pu vérifier des canons dont nous avons pris livraison de Gien.
Bientôt des bombardements si violents qu'on nous donne l'ordre de nous mettre à l'abri dans le tunnel de Vierzy.
Le capitaine, qui avait passé son voyage à nous décrire son incapacité à diriger, à son age, une telle unité, part à la recherche d'un état-major.
Tous les jours, jusqu'au 1er juin, date à laquelle il obtint enfin la relève, il sera sur les routes.
Débarquement : à la nuit, le sous-lieutenant Lavelle et moi-même, malgré l'absence d'aide, prenons sur nous d'effectuer le débarquement.
La manœuvre est épouvantable par manque de personnel exercé nous devons mettre nous-mêmes la main à la pâte.
Aucun couvert à des kilomètres à la ronde. Le jour venait rapidement, le capitaine n'avait pas donné signe de vie.
Lavelle par voiture, au hasard, à un carrefour manque de télescoper un side : c'était celui du capitaine.
Ordre de se mettre à couvert dans un bois près de Longepont (21 mai).

Période du 21 mai au 31 mai
C'est là seulement que nous pûmes étudier un peu notre matériel (les quelques heures disponibles à Gien s'étaient passées à comptabiliser en détail le matériel des caisses à outils).
Chars neufs, non rodés. Tout coinçait (portes, attaches de chargeurs), rien de réglé (embrayage, commandes).
Pour la première fois aussi nous pûmes rendre compte de ce que contenaient les camions. À mesure de nos découvertes nous montions à bord des chars, armement, optiques, lots de bord, munitions…
Le travail de mise au point s'achevait, lorsque le capitaine commandant d'une compagnie du 19e bataillon, qui n'avait plus de chars, obtint de prendre les nôtres.
Nous rejoignîmes l'échelon du 19e B.C.C. en forêt de Compiègne, près de Pierrefonds.

Période du 1er au 9 juin
La 346e devient la 3e compagnie du 19e B.C.C.
C'est alors que le capitaine Durand obtint d'être relevé. Il fut remplacé par le capitaine Collot du 19e B.C.C. breveté d'état-major.
On nous assigne des chars d'instruction du 19e B.C.C. Au 10 mai, ils étaient en réparation à Cirey en Lorraine. Beaucoup avaient les tourelles enlevées pour changer l'armement. L'ordre de marche les avait surpris dans cet état. Ils firent route, les valides traînant les invalides et laissant des trainards le long du chemin vers la forêt de Compiègne où le 19e bataillon toucha du matériel neuf.
C'est du matériel, à demi démonté, pillé de tout outil de bord, qu'on nous donne le 2 juin. Nous avions huit jours pour le remettre en état.
Une nuit, des camions arrivèrent à notre cantonnement : il transportait des spécialistes D2, qui depuis pas mal de temps auraient dû toucher des D2 neufs. Or leurs chars nous avaient été attribués, probablement par erreur, une quinzaine plutôt. Les spécialistes venaient du 106e B.C.C., en formation en même temps que le 108e B.C.C. à quelques dizaines de kilomètres.
Le 7 juin, devant la reprise de l'offensive allemande, ordre de se rendre pour embarquement à Verberie, avec tout le matériel en état de rouler. Nous réussissons à emmener tant bien que mal, 13 chars.
Dans la nuit, descente par voie ferrée vers Creil, remontée sur Beauvais.
Le 8 juin au matin, à Saint-Sulpice (près de Beauvais) débarquement. À midi nous étions à Auneuil devant Beauvais en flammes et qui subissait un violent bombardement.
Dans la journée, étape de 25 à 30 kilomètres vers Savignies. Ce fut la marche d'épreuve de nos chars. Sur 13 chars que nous avions, 7 restèrent en route. Souvent pour des motifs futiles (canalisations rompues, pompes d'alimentation crevées). Nous n'avions aucun moyen de réparation et pas d'échelon avec nous.
Mon char, un des meilleurs, doit être abandonné au passage à niveau d'Auneuil : une bande de freins usée ne lui permettait plus de virer. Le fait avait été signalé au cours des réparations mais les pièces détachées manquaient…
Comme l'ordre était que coûte que coûte, les chefs de section devaient arriver à Savignies, je montai à bord de mon second char.

Journée du 9 juin 1940.
Le deuxième char de ma section, avec lequel j'arrivais à Savignies le 8 au soir, était assez fatigué : le train de roulement en particulier était usé (ce fut la cause mon malheur) et l'allumage était défectueux. C'était un des premiers D2 sorti et portait le numéro 2035 .
L'armement n'avait pas été modifié : 47 court.
L'équipage était formé :
du radio : Mirant André de Thaon-les-Vosges, remarquable d'initiative, de décision et de ténacité.
du pilote : Pruvost d'Arras ? qui souffrait visiblement d'être sans nouvelles de sa femme depuis le 10 mai.
Avec ce char et cet équipage nous passâmes la nuit à Savignies, en compagnie des cinq autres chars restants.
Toute la nuit, cohue indescriptible de réfugiés : une colonne double allant en sens opposé. Aucune trace de troupes à Savignies, pas plus d'ailleurs que dans tous les environs de Beauvais. Beauvais au loin brûlait.
Le 9 juin, à quatre heures du matin sans avoir dormi, ni mangé, ordre de marcher en avant. Nous devions aller à Milly aider au décrochage d'un bataillon de chasseurs.
Traversée de Savignies très pénible à cause des réfugiés particulièrement nombreux et pressés. Puis brusquement le vide total et le silence de la nature.
Traversée de Pierrefitte, où soudain se mirent à pleuvoir des 105. Puis nous nous engageons dans des chemins de terre.
Je presse mon pilote afin de ne pas être distancé. Cette marche d'approche, comme toutes les autres d'ailleurs se faisant sans cartes, il importe de ne pas perdre le fil, sinon il ne reste pour se guider, que la trace des chenilles.
D'ailleurs nous avions abandonné le chemin pour les champs. Puis ce fut la dégringolade au fond d'une gorge escarpée au risque de culbuter.
Le capitaine nous étageait en bordure d'un taillis jusqu'au fond de cette gorge. En face et assez près, une colline arrondie et boisée qui coupait toute vision !
Que venait-on faire là ? pourquoi cette position bizarre et sans issue ? Où étaient les chasseurs à faire décrocher ?
Soudain, vers six heures le capitaine donne les ordres : il fallait dégager immédiatement, nous allions être encerclés ; les chasseurs avaient décroché depuis longtemps !
Tout devenait clair !
C'est alors que, dans la manœuvre pour sortir de ce ravin, mon char perdit une chenille : elle ne se cassa pas, elle tomba à côté du char !!! Cela prouve l'état du matériel.
Le capitaine mis au courant, m'enjoint de tacher de trouver les autres éléments d'échelon et d'essayer de rejoindre une fois la réparation effectuée.
Les autres partent, nous sommes seuls ; silence total.
Huit heures. Soudain, dans un chemin de terre 500 m une colonne en marche. Je me précipite. Ce sont les éléments de dépannage lourd de l'échelon du 19e B.C.C. : ce qu'il me faut. J'explique mon cas. Refus poli, je n'avais qu'à me débrouiller.
Moralement, devant ce refus, nous étions absolument dégagés de toute obligation. Cependant pas un instant ne fut envisagé l'éventualité d'abandonner le char. Nous nous mîmes au travail immédiatement : sans outil de travail était théoriquement impossible.
À neuf heures, nouveau bruit de moteurs sur le chemin de terre : de la crête nous découvrons des voitures blindées allemandes qui patrouillent lentement. Plus de doute cette fois. On se regarde…
Sans rien dire, on se remet au travail : un seul regret, que le char ne soit pas à défilement de tourelle pour faire un carton facile. Petit à petit la méthode de travail est mise au point : il s'agit dans ce ravin plein de taillis, de démonter la chenille patin par patin, de la reformer derrière le char, de laisser couler ce dernier de son propre poids afin qu'il chenille de nouveau. Des branches gênaient : on les coupe au couteau.
Bref, après plusieurs tentatives manquées et au moment où un gros arbre allait interdire définitivement la descente libre du char, nous réussissons la manœuvre.
Restait à boucler la chenille : autre problème, compliqué par le fait qu'un terrain inégal perdait de la longueur sous le char.
Enfin on y réussit : il pouvait être six heures du soir.
Le départ. Pendant que tout s'achève, je fais une petite reconnaissance sur la crête : j'y suis accueilli par des rafales de mitrailleuse, parties de lisières assez éloignées.
Il fallait sortir de ce ravin : le char partirait-il ? en effet l'allumage était défectueux.
Démarrage magnifique. Quel enthousiasme pour tous trois de se sentir de nouveau emportés.
Désormais tout espoir était permis. Encerclés ?? qu'est-ce que cela signifiait ?!! Nous étions décidés à foncer plein Sud !
Nous ne savions pas qu'à ce moment-là, l'ennemi était à 80 km au sud, aux Andelys, sur la Rive Gauche de la Seine.
La crête franchie, nous étions en terrain découvert : soudain signes d'inquiétude du pilote. Je me penche. Le char roulait à merveille, mais il refusait de virer : les manœuvres dans le ravin, exécutées uniquement aux freins, avaient achevé les bandes de direction. Quelle malchance !
On continue. Le char vient donner du nez à l'orée d'un bois contre un gros arbre. Impossible d'aller plus loin.

Ma capture.
Pendant que le pilote et radio s'affairent autour du char, je risque une reconnaissance. Tout est vide et silencieux, trop silencieux. Soudain, dans le soleil qui est à l'horizon, deux silhouettes à une centaine de mètres. Elles avancent tranquillement ; aucune arme apparente. L'un d'eux fait un geste amical. De loin je crois reconnaître le calot et la couleur de l'uniforme de la R.A.F.
je suis pris d'un espoir insensé ! Quand je me rends compte de la réalité (bien tard, puisque je suis accueilli par des mots français et sans brusquerie) je suis bien encadré. On m'avait dit que la Luftwaffe n'était pas là.

Celle de mon équipage.
Pruvost, ne me voyant pas rentrer, me recherche et se fait cueillir au hameau voisin. Conduit immédiatement au P.C., je l'y retrouve quelque temps après, en bien mauvaise posture : il avait été pris en effet habillé d'un pantalon de velours, d'une veste bleue à même la peau, d'un béret, ne portant aucun papier d'identité… Je le tire de là.
Mirant se camoufle jusqu'à la nuit, rend le char et l'armement inutilisables, de prend une mitrailleuse et des chargeurs et part vers le sud (toujours le sud !!!) Il marche toute la nuit. Au petit matin, alors qu'il traversait une route, un side stoppe sa hauteur. Il tire son revolver et foudroie les deux occupants. Il fonce ensuite et vient donner dans une batterie de DCA.
À neuf heures du matin, le 10 juin, nous étions tous trois au PC de Von Beck, où l'on était étonné de voir des " panzer " à 80 km dans les lignes. Moments critiques de l'interrogatoire. Comparutions séparées et répétées, car les déclarations ne correspondaient pas et pour cause…
Je les vis une dernière fois à la caserne Friand à Amiens, au milieu de la foule des prisonniers. Je les quittai pour suivre la colonne des officiers. Nous devions marcher jusqu'à Anent ??
je n'ai pas eu depuis de leurs nouvelles. Pas plus d'ailleurs que de camarades de mon ancienne unité. Et pourtant nous sommes, selon toute ressemblance des seuls prisonniers de la troisième compagnie du 19e bataillon.
Aussi devant ce silence :
sachant combien peut-on souffrir là-bas, surtout quand on a essayé, quand même, de faire plus que le strict devoir ;
considérant par ailleurs que je suis le seul témoin des faits ci-dessus et probablement le premier libéré de ceux qui les ont vécus.
Considérant en outre que rien ne soulagera davantage nos camarades en exil qu'un témoignage officiel de leur dévouement.
J'estime de mon devoir de vous demander, sur le rapport précédent, de vouloir bien attribuer à Mirant et aussi à Pruvost les citations dont les textes pourraient être les suivants :
Mirant André. " Sous-officier radio, plein d'initiative et de dévouement. Encerclé avec l'équipage de son char immobilisé, a mis en œuvre toute son énergie pour le remettre en état et rejoindre les lignes (9 juin 1940). Malgré tous ses efforts et son courage, n'a pu éviter la captivité.
Pruvost. " Pilote de char. Dans des conditions matérielles et morales très pénibles, a fait preuve de la plus grande énergie le 9 juin, où, encerclé avec l'équipage de son char immobilisé, et tenté l'impossible pour le ramener dans les lignes. N'a pu, malgré ses efforts, éviter la captivité.
Remarque. Je crois que pour Mirant un autre devoir s'impose.
Admis, à Bourges, au peloton des S.O.R., il en sortit convenablement en avril 1940. Sa nomination de sous-officier ne vint jamais. Il portait, au cours de la campagne, les galons de caporal, fictivement attribués à lui et à ses camarades par le commandant Héritier à La Bussière (Loiret) au moment où il faisait partie du 108e en formation.